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 Détache moi
Marcel Rufo
"Détache moi, se séparer pour grandir"

Source Lire, avril 2006
Propos recueillis par Philippe Delaroche 

Pour illustrer les propos de son dernier essai au sous-titre éloquent,  le pédopsychiatre marseillais se livre. Il parle avec verve de sa fille et de la mort de ses parents. .

Avec ce onzième livre, vous mettez l'accent sur la séparation. Pourquoi faut-il apprendre à se séparer?

Marcel Rufo: Le métier des parents, c'est de savoir se séparer de ses enfants. Je l'associe à la notion de liberté: la liberté de l'individu partant à la conquête du monde. Je crois honnêtement que les parents d'aujourd'hui ont fait d'extraordinaires progrès par rapport à nos parents, mais l'effet pervers de ces progrès est qu'ils ne lâchent plus leurs enfants et s'intéressent trop à leur vie. J'y vois l'intrusion des parents dans une fureur du bonheur. Osons le dire et le redire: il n'y a pas de vie sans difficulté! «Soyez heureux, soyez gai, soyez déstressé...»: j'en ai assez de ces recettes! C'est un peu bêta. On se fabrique plus dans les difficultés, dans les séparations, dans les aléas de notre vie qu'à seriner: «On s'aime, on s'aime tous, on doit s'aimer.» Ou alors, les gens qui écrivent ça ne font pas le même métier que moi... A se demander si certains psychiatres rencontrent des cas graves. Moi, je vois des choses difficiles, qui relèvent de la clinique, du versant sombre de notre existence, où les relations ne sont pas bonnes, où il y a des malheurs, où l'on est déprimé pour de vrai et non superficiellement.

Quoique reconnue vitale dans la marche vers la maturité, la séparation est-elle plus redoutée que naguère?

Marcel Rufo. Ce qui me paraît éclatant aujourd'hui, c'est l'importance absolue de l'école. Prenons l'exemple, un peu caricatural, des enfants en classe préparatoire. On ne peut pas se figurer la présence des parents autour de ces élèves. Pour l'avoir moi-même vécu, je peux dire que le fait que ma fille ait préparé et intégré Normale sup est pour moi un traumatisme. Je ne dis pas que je ne suis pas fier de son succès, mais dans le fond pourquoi devrais-je en être fier? De nos jours, les parents participent beaucoup à l'avenir de leurs enfants, ce qui n'était pas le cas auparavant. Une des évolutions profondes de la famille consiste à dire: «Nous construisons ensemble ton avenir.» Je ne suis pas sûr que ce soit la bonne solution, et que l'avenir ne soit pas quelque chose d'exceptionnellement individuel par rapport à la famille.

Cela signifie-t-il que les parents d'aujourd'hui projettent, sans le soupçonner, beaucoup trop leur histoire personnelle?

Marcel Rufo: Sûrement! Avant on éduquait, maintenant on comprend. On cherche à se comprendre soi. Or plus on comprend, et moins la séparation peut s'opérer, et plus on utilise les psys. Au point que des parents viennent nous consulter pour trois fois rien. Par exemple, une maman isolée est traumatisée par une histoire d'amour qui a tourné court, et dans laquelle elle s'était investie totalement. La deuxième donne, c'est son enfant. Elle ne peut pas échouer deux fois dans la vie. Il suffit d'un dysfonctionnement - dans une situation ordinaire, où elle ne serait pas fragilisée, l'incident aurait été réglé sans frais - pour que cette femme amène l'enfant en consultation. En maternelle, le gosse est un peu instable. Il est joueur. Et le psy de s'interroger gravement: ne serait-il pas hyperactif?

L'hyperactivité est-elle la crainte la plus fréquente ?

Marcel Rufo:  Il y en a une deuxième. Les parents redoutent que leurs enfants puissent souffrir d'un trouble du fonctionnement cognitif. Cette crainte motive près de 64% des consultations en pédopsychiatrie! Je pose la question: est-ce à la pédopsychiatrie de se prononcer? Ou est-ce à la pédagogie, à la neuropsychologie? Tout ceci montre que les parents d'aujourd'hui rejouent leur vie sur leurs enfants. Avant, les parents cherchaient à prolonger la famille, le nom, etc. Désormais, ils rejouent. Sous certains aspects, les enfants offrent aux parents l'avantage des jeux vidéo: avoir plusieurs vies.

En cas de handicap, pourquoi la culpabilité est-elle aussi difficile à lever chez les enfants que chez les parents?

Marcel Rufo. Le handicap est la figure parfaite de la résistance à la séparation. Les parents sont à jamais attachés à l'enfant imaginaire qu'aurait été le leur sans le handicap. Ce fantôme s'interposera toujours entre l'enfant handicapé réel et les parents. C'est inévitable, et humain. A ce niveau, mon respect est total... Longtemps, j'ai fait le psy en disant: les parents dénient. Pauvre couillon! Bien sûr qu'ils doivent dénier. Ils n'ont que la possibilité de dénier.

Pourquoi les gens, y compris les écrivains qui s'étaient juré d'y résister, ont-ils besoin de raconter leur enfance ?

Marcel Rufo: Ce qui est nouveau, c'est que les psys le font à présent.

A commencer par vous, qui dites avoir «manqué» la mort de votre père, la mort de votre mère. Que signifie: «manquer la mort»?

Marcel Rufo:  Souvenons-nous des premiers mots de L'étranger, le magnifique roman d'Albert Camus: «Aujourd'hui, maman est morte.» Aussitôt le narrateur se reprend: «Ou peut-être hier, je ne sais pas.» Comme si dominait un sentiment d'irréalité, comme si ouvrir une question secondaire (est-elle morte aujourd'hui ou hier?) par rapport à l'événement majeur lui permettait de s'en tenir à distance... On rate d'autant plus la mort qu'on n'a pas réussi des choses, avant. C'est ne pas avoir dit des choses, des secrets, ou avoir négligé des occasions de rapprochement. 
Dans le livre, je mentionne ma tristesse chaque 31 décembre parce que je n'entends plus: «Bon anniversaire, mon petit coco!» C'est bête. Que ma mère puisse me rappeler ce jour-là que j'étais né d'elle, c'était remettre le compteur à zéro. Les enfants passent leur temps à remettre le compteur à zéro avec leurs parents. Et l'on se souvient plus des défauts de nos parents que de leurs qualités... 
La dernière fois que je vois mon père, une dispute tierce éclate. Je pars. Il a une leucémie. Je sais qu'il est condamné. Les médecins oublient de lui administrer son hypotenseur. Et il meurt à l'hôpital d'une hypertension, plutôt bien. Pendant ce temps, après 48 heures de mer, je débarque de mon bateau à Ponza, une île fabuleuse de la Méditerranée. Je tente de le joindre dans sa chambre. Sans succès. J'appelle chez moi. Ma mère me dit: «Ton père est mort.» Et quand j'apprends comment il est mort, après un gâteau au chocolat, entouré des siens et des infirmières, je lui dis: «Je suis ravi.» Et cette couillonne part dans la rue en maugréant: «Il est ravi.» C'est, quand même, une belle mort ratée. Ratée et voulue. Je préférais qu'il succombe de cette façon-là que de sa leucémie. Et quand ma mère meurt à son tour, parce que les médecins ont oublié de lui administrer l'insuline alors qu'elle est diabétique, je passe la voir à six heures et demie du matin pour apprendre qu'elle est partie en ambulance. Le lendemain je la trouve dans le coma, je lui dis: «Je reviens tout à l'heure.» Un quart d'heure après, elle est morte. Elle était également affaiblie sur le plan psychologique, avec un début d'Alzheimer. 
Est-ce que je ne souhaitais pas sa mort ? Ma culpabilité d'avoir manqué la mort, n'est-ce pas aussi de l'avoir désirée ? C'est toute l'ambiguïté.

Ecrire son enfance, est-ce un acte de thérapie ou de littérature ?

Marcel Rufo: On la romance tellement, son enfance! Si les scientifiques pouvaient mettre au point une machine à remonter le temps qui nous montrerait notre enfance telle qu'elle a été, nous serions très déprimés. La réalité ne sert à rien par rapport à l'imaginaire.

Le fait de faire quelque chose de sa blessure suffit-il à en devenir maître ?

Marcel Rufo:  Absolument pas. Je ne pense pas qu'on guérisse un jour de ses blessures d'enfance.

Vous écrivez pourtant: «Le souvenir soigne la perte.» Il la soigne ou il la ravive ?

Marcel Rufo:. Il soigne la perte, parce que le souvenir est très évolutif. Il n'est pas du passé. Le souvenir, c'est du présent et c'est toujours une renégociation psychique de ce qui nous a blessés. Evoquer un souvenir douloureux l'améliore sans doute. Je suis assez certain qu'on passe son temps à gommer les aspérités de nos malheurs.

Les enfants peuvent-ils échapper à leur hérédité, à leurs parents ?

Marcel Rufo: Les parents sont une maladie incurable!

Les procès de ces dernières années manifestent une tendance prononcée à adopter la même ligne de défense: celle de la victime programmée pour le crime. Ainsi, les adultes accusés de violences sur des mineurs invoquent le plus souvent une enfance douloureuse ou infernale. La répétition du trouble est-elle toujours inscrite dans un traumatisme ?

Marcel Rufo:. Parfois, la victime a du talent. La personne qui a commis des sévices peut-elle se retrancher derrière les sévices qu'elle a subis? Outre qu'elle se donne là une excuse, celle de confondre sensualité et sexualité, elle fonctionne sur une adhésion au traumatisme, un peu comme le syndrome de Stockholm. C'est l'adhésion à l'agresseur qui m'intéresse, plus que la répétition. Par certains aspects, l'abuseur qui abuse a une certaine loyauté par rapport à son premier abuseur.

Comment inspirer aux enfants l'estime de soi qui peut les aider à desserrer le lien sans le rompre?

Marcel Rufo: Plus j'avance dans ce métier et plus je suis séduit et charmé par le talent des enfants. Ils ont une capacité à créer du romantisme et de la poésie que, sans doute, nous passons notre vie à perdre, nous les adultes. 
Par exemple, j'ai écrit il y a peu une chronique sur le rugby. Eh bien, pour moi, un match de rugby, c'est l'occasion d'avoir des émotions infantiles, de me projeter instantanément dans les tribunes sans y être... Quand on est enfant, on adhère au moindre rayon de soleil. Si on n'est plus capable d'être captivé par les grains de poussière scintillant et voltigeant dans le soleil, c'est qu'il est temps d'envisager la psychothérapie, voire la psychiatrie !


 
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