La clinique des traumatismes primaires
On retrouve de plus en plus souvent, dans la clinique
contemporaine, des patients souffrant de ce que Roussillon (1995b, 1996a) nomme
des traumatismes primaires, soit des "éprouvés traumatiques" qui
n’ont pu être symbolisés et qui ont laissé des traces profondes dans le
fonctionnement psychique du patient. Il s’agit, d’une part, d’expériences
précoces, survenues à un âge où l’enfant n’avait pas encore l’appareil
psychique nécessaire pour se représenter ce qui lui arrivait. Il s’agit,
d’autre part, d’expériences survenues dans des situations extrêmes :
(violence d’état, violence criminelle, cataclysme naturel, etc.) qui détruisent
la capacité de représentation. Ces traumatismes primaires présentent les
caractéristiques suivantes. Ils sont sans représentation psychique : le sujet
ne comprend pas ce qui lui arrive, ne peut le signifier, le symboliser. Ils sont
aussi, d’une part, vécus comme étant sans fin : soit parce que le sujet est
trop jeune pour avoir la notion du temps qui passe, soit parce qu’il ne peut
imaginer lui-même une issue à la situation traumatique; d’autre part, ils
sont ressentis comme une effraction de la subjectivité, de l’identité. La
composante affective qui accompagne ce type d’éprouvé est de l’ordre de la
sidération, de la "terreur sans nom", selon l’expression de Bion
(1991), du "vécu agonistique", selon celle de Winnicott (1974).
Le traumatisme primaire
est une expérience non symbolisable, donc non refoulable. Les lois de l’économie
psychique voulant que le sujet soit porté à répéter ce qu’il ne peut
symboliser, le traumatisme primaire a pour destin de se répéter, d’être
inoubliable. Pour se protéger de ce harcèlement intérieur, le sujet alors se
clive, se coupe d’une partie de lui-même, déchire une partie de son Moi. Il
ne se construit donc pas psychiquement en se représentant ce qui s’est passé,
mais se construit plutôt contre ce qui lui est arrivé. C’est dire qu’il déploie
ses défenses non contre une partie de ses désirs, ses conflits, mais contre
une partie de son expérience vécue parce qu’elle le désorganise. Le sujet
se défend contre ce qu’il n’a pu symboliser de son expérience traumatique
-du retour du clivé- par une glaciation des affects, une tentative de ne rien
ressentir -le "faux self" de Winnicott- qui s’avère coûteuse pour
lui car elle induit un sentiment d’ennui, de futilité de l’existence qui
envahit son quotidien et les séances psychothérapiques. Sans cette couche de
glaciation affective, le sujet risque de se retrouver plongé dans une crainte répétitive
d’effondrement psychique, du type crise de panique, qui est liée à la menace
du retour du clivé. Par ailleurs, le sujet peut arriver à cicatriser la déchirure
de son Moi causée par le clivage. Ces cicatrices moïques sont du type soit
psychotique, soit pervers, soit psychosomatique. C’est dire, de façon plus
traditionnelle, que le patient se défend du traumatisme primaire par des défenses
de type psychotique, pervers ou, plus généralement, narcissique.
D’autres auteurs
viennent corroborer la présence, actuellement plus fréquente, de ce type de défenses
narcissiques. Ainsi, Kristeva (1993) souligne l’obstacle à la parole thérapeutique
que constituent, d’une part, la désaffectation du langage retrouvée dans les
problématiques mélancoliques et, d’autre part, la survalorisation défensive
de la parole présente dans les défenses perverses. Dans ce dernier cas :
"La satisfaction narcissique par un objet partiel comporte comme équivalent
un discours fétiche. Exhibitionniste, ce discours connaît tout et ne veut rien
savoir. [...] La survalorisation de la parole fonctionne comme une résistance
à la psychanalyse : les affects sont clivés du discours qui relate le fantasme
pervers, même quand l’intention inconsciente est d’inclure l’analyste
dans l’économie sadomasochiste du patient. [...] Le comblement narcissique
qui accompagne la crise moderne des valeurs semble aller à l’encontre de la
curiosité psychique pour l’autre et la vérité sans laquelle aucune mutation
psychique n’est envisageable. La technique psychanalytique se doit de reconnaître
ce repli narcissique et ce déclin du désir de savoir. Elle se doit de les
reconnaître et de les accompagner et, ensuite seulement, d’essayer de les dépasser
pour en faire une nouvelle forme de connaissance de soi" (Kristeva, 1993,
71).
Pour sa part, McDougall
signale l’origine archaïque de beaucoup de symptômes psychosomatiques
agissant comme défenses contre des angoisses de nature psychotique :
"Les avatars de la sexualité
archaïque créent des relations fortement chargées d’affects qui provoquent
des angoisses psychotiques et l’obligation d’établir un clivage entre les
représentations de mot et les représentations de chose. Les maladies
psychosomatiques représentent alors une défense contre ces désirs sexuels
archaïques. [...] Ces conflits archaïques ne sont pas refoulés, ils sont
inconscients parce que jamais symbolisés. Le sujet n’est donc pas protégé
et est menacé d’éclosion psychosomatique chaque fois que la vie le met en
situation de transgresser par ses désirs incestueux. [...] Le langage
n’exprime pas ce que le sujet ressent. Il est terrorisé par ses sentiments et
craint de se laisser aller à les exprimer sous peine de devenir fou. [...] Au
lieu de décrire des sentiments et des affects, il décrit des sensations
physiques." (McDougall, 1996, 156)
"Les symptômes psychosomatiques peuvent être compris comme une forme
primitive de communication, une langue archaïque, un protolangage qui, très tôt
dans l’histoire de l’homme, était peut-être destiné à attirer
l’attention de l’autre." (McDougall, 1996, 191)
Revenons maintenant à la
conceptualisation des traumatismes primaires élaborée par Roussillon (!995a,
1995b, !996a). Quand les défenses narcissiques du patient sont suffisamment
assouplies, on assiste au retour du clivé qui se manifeste habituellement sous
forme, non symbolisée, de perceptions (physiologiques, motrices et/ou
hallucinatoires) et d’agirs. -C’est aussi ce que souligne McDougall dans la
citation qui précède. Vient ainsi se transférer dans la situation thérapeutique
ce qui n’a pas été symbolisé et qui donc la désymbolise. Ce retour
s’accompagne souvent d’une réaction thérapeutique négative; le patient
est plus souffrant car il est en train de revivre, pour l’intégrer, le
traumatisme sous sa forme non encore transformée. Il fait donc face à un matériel
désorganisant et la situation thérapeutique se transforme alors pour devenir
elle-même traumatique : elle se met à "symboliser la désymbolisation, la
non symbolisation". "On ne sait plus pourquoi on est là ni quel sens
prend la situation, menacée de perversion ou d’absurdité" (Roussillon,
1996a). C’est alors qu’Il faut changer le cadre thérapeutique pour
permettre une métaphorisation des agirs, des perceptions, seules traces
accessibles dans le transfert du vécu traumatique. Notons que cette description
recoupe certaines observations faites par Balint (1977) sur le changement
d’ambiance au moment de l’entrée du patient dans la zone du "défaut
fondamental".
Aménagements
techniques
Un autre exemple de ce
type d’aménagement technique est fourni par l’utilisation que McDougall
(1996) fait des symptômes somatiques. Pour elle, les traumatismes survenus
avant l’avènement de la parole créent des "terreurs sans nom",
c’est-à-dire envahies par les processus primaires, face auxquelles
l’analyste, par son cadre et son écoute, doit fournir la sécurité nécessaire
pour que ces terreurs deviennent nommables, puis narrables à l’aide de
l’utilisation des processus secondaires. Durant les périodes de malaises
physiques, McDougall met sur le même pied les symptômes purement hystériques
et purement somatiques en tant que communications sous l’égide des processus
primaires. Elle encourage le patient à considérer ses symptômes physiques
comme un langage symbolique. Ce dernier "en vient à considérer ses
malaises comme une communication; il les écoute pour essayer de comprendre les
tensions qui l’assaillent, puis les investit d’un sens métaphorique pour
enfin leur assigner une signification symbolique".
Un
deuxième type d’aménagement technique, que Roussillon (1995a, 1995b, 1996a)
a élaboré sous le concept de "médium malléable" (en référence à
l’utilisation qui est faite de la pâte à modeler dans les thérapies par le
jeu), s’inspire des travaux de Winnicott sur l’utilisation de l’objet et
sur les phénomènes transitionnels. Il vise à ce que le clinicien se fasse
"bonne pâte" et s’adapte aux modes de communication du patient
autres que le langage secondarisé, afin d’établir un contact avec le vrai
self et favoriser la reprise du travail de symbolisation primaire -créant des
représentations de choses- là où il a été interrompu par des traumatismes
primaires. On a vu plus haut que le retour du non symbolisé se fait par agirs
et perceptions. "L’agir a pour fonction de décharger la tension, de
parer, contrer, se protéger, éviter, donc de passer précipitamment à
l’action pour court-circuiter la réalité psychique. Les réactions
somatiques et les mises en acte servent la même fonction : effectuer une décharge
court-circuitant la réalité psychique" (Green, 1990). Dans le cas des
agirs, la technique du médium malléable a pour objectif d’amener le patient,
puisque son économie psychique l’entraîne à la décharge, à décharger,
non à l’extérieur ou dans le vide, mais dans l’objet, ici l’analyste,
sur le modèle bionien de l’identification projective utilisée comme mode
primitif de communication entre le nourrisson et sa mère, mode de communication
aussi décrit par McDougall (1978) mais dans un contexte clinique. C’est ce
que Roussillon, reprenant un concept freudien, nomme transfert par retournement.
Ce dernier favorise la reprise du travail de symbolisation là où les défaillances
de l’objet originel l’avaient interrompu, puisque c’est en présence de
l’objet maternel que s’effectue ce type de travail psychique chez
l’enfant. Dans cette communication primitive, la parole du patient devient
performative et celui-ci fait éprouver à l’analyste ce qu’on lui a fait
subir dans le passé et qu’il n’a pu symboliser. L’analyste est donc appelé
à éprouver consciemment à la place du patient. Cela suppose de la part du
clinicien un "assez bon masochisme" pour, à la fois, "survivre
comme bon objet qui n’exerce pas de représailles", selon l’expression
de Winnicott, et éviter que la relation ne s’enlise dans une impasse
sadomasochiste. L’analyste -et c’est là l’objectif de la technique- peut
ensuite formuler au patient, en des termes secondarisés, métaphorisés, ce qui
vient de se passer dans la relation transféro-contretransférentielle et permet
ainsi que le patient commence à donner sens à ce qui n’en avait pas. Ce qui
était un agir devient progressivement un jeu entre thérapeute et patient se
figurant en représentations de chose. Puis graduellement des mots y sont accolés,
décrivant cette expérience de jeu qui ainsi se secondarise. Le patient devient
sujet de son expérience.
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