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 Interview : Jean Pierre Winter
Aujourd'hui tout est brouillé: on bafoue le réel !

Dans le silence feutré de son cabinet, le psychanalyste semble mettre en image l'intimité psychique même. Les souvenirs, la biographie qui se dévide, la parole singulière de l'analysant, peinant ou riant sur le divan, attestent, en apparence, d'un repli inviolable sur soi. La psychanalyse figurerait ainsi la rupture de tout lien avec l'extérieur. Pourtant, Jean-Pierre Winter, psychanalyste et élève de Lacan, n'a de cesse de montrer, dans son dernier livre d'entretiens avec la journaliste Valérie Marin Meslée, Stupeur dans la civilisation (Pauvert), que les mots du patient sont pleins de la fureur du monde.

En quoi l'analyste est-il autorisé à parler de ce qui se passe hors de son cabinet, au-delà du divan?

JEAN-PIERRE WINTER. D'abord, la psychanalyse n'est pas une théorie qui sort l'homme du monde. Mieux, elle nous montre comment l'homme est immergé dans le monde et comment le monde s'immerge dans le sujet. Psychologie collective et analyse du moi, le titre de ce livre fondamental de Freud dit très bien qu'il y a une vraie solidarité entre la psychologie de masse et l'analyse du moi, pour une raison très simple, c'est qu'un individu (ce mot n'est qu'une fiction) est toujours pris dans une collectivité. Stupeur dans la civilisation va dans le même sens. Quand un patient entre dans mon cabinet, il ne s'isole pas du monde, c'est le monde qui y entre avec lui.

Le monde en son entier?

J.-P.W. Je l'ai vérifié en thérapie clinique. Les événements du 11 septembre dernier ont frappé de stupeur certains de mes patients qui ne sont pas venus à leur séance. Le phobique qui hésite à prendre l'avion se dit qu'il n'est plus le seul à avoir peur. Il est remis, illico, dans le monde où il sera, même, mieux préparé à affronter l'événement. L'obsessionnel, dont le fonds de commerce névrotique habituel est la haine inconsciente, se soulage de constater, enfin, que d'autres ont fait ce que lui s'est toujours interdit. L'hystérique s'identifie aux victimes. Et, là, croyez-moi, comme analyste j'avais toutes les autorisations pour parler parce que mes patients en parlaient. Par contre, il y a quantité d'événements, sans la moindre valeur symbolique, qui n'arrivent pas jusqu'au divan, même si les journaux et les doctes - économistes ou sociologues - en parlent à foison. C'est le cas, par excellence, de la campagne pour l'élection présidentielle. Pas de trace dans l'inconscient.

Que pensez vous des questions qui agitent la Société sur l'homoparentalité ?

J.-P.W. En tant que psychanalyste, je n’ai pas à me prononcer sur le mariage entre homosexuels. En revanche, à partir du moment - et c’est le cas - où derrière cette mesure se profile le droit à l’homoparentalité, c’est-à-dire le droit pour ces couples d’adopter ou de se faire faire des enfants, j’ai le devoir de dire ce que cela m’inspire au regard de 25années d’expérience clinique. On ne peut pas balayer d’un revers de la main ce qui a fait le fondement de notre société pendant des millénaires. Et quand je vois des politiques se prononcer hâtivement, je m’interroge sur leur sens des responsabilités. Un mot quand même sur le mariage homosexuel. On nous explique qu’il faut l’accorder au nom de l’égalité des droits: tous ceux qui s’aiment doivent avoir droit au mariage. 
Mais de quel droit s’agit-il ? Avec la reconnaissance du mariage homosexuel, on passe de la notion de droit individuel - le droit au mariage pour chacun - au droit du couple en tant que manifestation amoureuse. A partir de là pourquoi ne pas aller plus loin? Pourquoi ne pas autoriser le mariage à tous ceux qui s’aiment? Pourquoi ne pas autoriser la bigamie? Le mariage entre frère et sœur ? J’exagère à peine.

Venons-en maintenant à ce «droit» à l’enfant revendiqué par les homosexuels.
Le droit à l’homoparentalité enfreint, pour moi, un principe intangible qui est tout simplement celui de la réalité. Cela revient à dire que l’impossible - jusqu’à nouvel ordre, il faut toujours un homme et une femme pour faire un enfant - est possible! Je suis bien placé pour savoir que la souffrance psychique d’un enfant est très souvent liée avec ce qui se passe dans le lit de ses parents. L’enfant dans un couple d’homosexuels saura toujours qu’il ne peut pas être né de la relation entre ces deux êtres-là. Qu’il doit chercher ailleurs son origine, sa généa
logie. Or les couples homosexuels - on le voit à travers les moyens qu’ils utilisent pour la procréation (banque du sperme, mère porteuse ou géniteur de passage) - ont tendance à exclure celui qui a contribué génétiquement à la naissance de l’enfant qu’ils vont aimer et élever. Il est paradoxal qu’au moment où l’on veut faciliter la recherche parentale pour les enfants nés sous X ou pour les enfants adoptés, on organise un type de famille d’où le géniteur serait exclu. Plus grave encore: on enlève à l’enfant les moyens de nommer sa parentèle. Comment appellera-t-il le compagnon de son père, la compagne de sa mère, leurs frères, leurs sœurs? On nous rétorque que l’on inventera des mots. Mais ces mots de toute façon bafoueront la réalité généalogique. Parler de droit à l’enfant pour des couples homosexuels revient à nier l’importance de la filiation dans la construction psychique d’un enfant. Cela ne sera pas sans conséquence. On parle du droit des homosexuels. Moi, je défends le droit des enfants à avoir un père et une mère.

Dans votre dernier livre, vous parlez beaucoup de Ben Laden qui est peut-être mort. Encore une fois, à quel titre le psychanalyste se sent-il habilité à parler de ce «dehors» massif qu'est le terrorisme?

J.-P.W. Il y a ce que Freud appelle le narcissisme de la petite différence. C'est sacrément éclairant. Tout le monde a besoin de se ressembler et de se rassembler dans une même communauté, une patrie, une nation, bref, un ensemble dans lequel on se tienne chaud, mais, en même temps, il est impératif que chacun y sente et affirme sa différence. On voit ce narcissisme fonctionner, à merveille, dans la littérature de Marcel Pagnol. En Provence, un quidam qui sort de son village pour atterrir dans le hameau voisin est ressenti et rejeté comme un étranger, presque un monstre. Et pourtant à quoi tient la différence? La vérité est qu'il faut à la fois en être et n'en être pas. Je monte d'un degré ma démonstration. Prenez le nazisme, je développe ça dans mon livre. A cette époque, les juifs allemands sont totalement assimilés, même langue et même culture, même costume, voire une légère surenchère dans le nationalisme. En tout cas, la différence est rigoureusement introuvable dans le réel. Alors les nazis vont la susciter de toutes pièces: caricatures, législation folle et insensée, stigmates raciaux... Plus la différence était invisible, plus les juifs devenaient l'objet d'une haine mortelle. Le mot «juif» n'est pas une réalité, mais un signifiant, comme le dit Lacan. De la même façon, qu'est-ce que ça veut dire «américain»? Le mot «américain» est une métaphore. Pensez que ce peuple n'a pas de nom en propre pour se désigner. Du nord du Canada jusqu'au Chili, tous les habitants sont des Américains. Par ailleurs, les Américains sont divisés sur les valeurs - l'opposition démocrates versus républicains - et même sur leur histoire. L' «Etasunien» moyen n'existe pas. Dès lors, le tout est de savoir, au-delà de cette glu massive de patriotisme, ce que le mot «américain» signifiait pour Ben Laden pour provoquer une telle haine. Le psychanalyste, qui n'est ni un expert ni un journaliste, est confronté à l'impact du langage sur l'homme, de tout ce qui se dit et circule comme parole dans le monde.

Quelles sont les conséquences pour aujourd'hui?

J.-P.W.
Le clonage est la pointe symbolique extrême d'une société qui tend vers l'indifférenciation généralisée. Aujourd'hui, tout est brouillé. Les relations des hommes avec les femmes, les hommes entre eux, les femmes entre elles, les parents avec les enfants, le normal et le pathologique, jusqu'à l'escamotage technique et fonctionnel de la mort dans son opposition fondamentale à la vie - dans quel immeuble voit-on que son voisin est mort? -, bref, il y a une tendance lourde à l'effacement de la différence. Pour les terroristes du 11 septembre, la distribution des images, je dis bien des «images», est très simple. L'homme, c'est celui qui a une barbe longue et un fusil à la main, alors que la femme doit demeurer invisible derrière le treillis de sa burka. Nous, à l'inverse, on fabrique une société dans laquelle hommes et femmes s'habillent de la même façon. C'est la société clanique - permettez ce jeu de mots - contre la société clonique.

Vous avez écrit un livre, Les hommes politiques sur le divan, qui montre bien que le psychanalyste, sans être journaliste, a des choses à dire sur l'institution.

J.-P.W. Lors de la campagne présidentielle, Jacques Chirac s'est fait cracher dessus par des jeunes de banlieue. Pour les journalistes, ce fait divers a été honteusement édulcoré, dans l'aimable registre du chahut, dans le droit fil d'un jusqu'au-boutisme démocratique. Le plus grave dans cette affaire, c'est l'atteinte portée au symbole de la fonction présidentielle, à la fois volonté collective et unité de la nation. Il aurait dû y avoir une condamnation verbale extrêmement ferme pour éviter la confusion de la fonction et de la personne. On a essayé de tuer de Gaulle, au Petit-Clamart, mais voilà un homme qui s'y entendait pour faire respecter la fonction symbolique; il parlait à la France, bien plus qu'aux Français. Je suis sidéré par le peu d'attention que les journalistes prêtent à ce que parler veut dire. Quand ils interrogent le «psy» de service, on ne sait s'ils s'adressent indifféremment au psychiatre, au psychologue ou au psychanalyste, ça me hérisse le poil.

Face à la montée en puissance de la délinquance urbaine, il est de bon ton de répondre que cette forme de violence a toujours existé. Un invariant, en quelque sorte. Apaches du siècle dernier et jeunes de banlieue, tous dans le même sac.

J.-P.W. Je ne suis pas d'accord. La violence de notre temps est très spécifique. Sur fond de communautarisme, d'intégration impossible, de la déchéance de la culture comme valeur, il y a une désymbolisation généralisée. Je ne prendrai qu'un exemple, celui d'Evreux. Un père vient sermonner les jeunes racketteurs de son fils et se fait battre à mort. C'est un événement considérable dont les médias n'ont pas pris la mesure. Il témoigne de ce qu'un homme qui croit encore à la parole vit dans un monde où la parole est dévaluée. Naguère, un gosse disait à son copain un peu agressif: «Si tu m'emmerdes, j'appelle mon père.» La simple évocation suffisait à tout arrêter. La question est là. Aujourd'hui, dans notre société, qu'est-ce que l'autorité du père? Vouloir restaurer la fonction paternelle, ce n'est pas, comme certains le pensent naïvement, rétablir une morale de père Fouettard, mais instaurer un bornage à la jouissance mortifère de la violence illimitée.



 
 
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