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 Interview : Marie Rose MORO

"En venir aux mots plutôt qu'aux mains"                                                                                        
Rencontre et entretien avec Marie Rose Moro, psychiatre d'enfants et d'adolescents, responsable de la consultation transculturelle à l'hôpital Avicenne de Bobigny. Par Mona Chollet

Située dans une annexe de l'hôpital Avicenne, sur la ligne de tramway Saint-Denis-Bobigny, la consultation transculturelle accueille des migrants d'où qu'ils viennent : première, seconde, troisième génération… Parmi la première génération, elle accueille beaucoup de réfugiés. «Ils ont souvent vécu des choses très violentes au pays, explique Marie Rose Moro. Nous avons une consultation " trauma " où beaucoup viennent. Les réfugiés sont en attente de papiers, et toute leur vie est centrée sur cette question : ils développent une véritable psychopathologie de l'attente, ils sont dans des états terribles. Spontanément, le recours à la psychiatrie n'est pas la première chose à laquelle ils pensent : ils sont avant tout préoccupés par les démarches auprès de l'Ofpra [Office français de protection des réfugiés et apatrides], par la survie…  Mais ils ont des crises, des moments de rupture ; on les voit aux urgences, ou alors un travailleur social, un permanent d'une association, leur conseille de venir ici, histoire d'en parler au moins une fois… Comme nous ne sommes pas loin de Roissy, nous voyons aussi des gens qui sont hospitalisés alors qu'ils étaient en zone d'attente, ou des jeunes filles qui arrivent enceintes et qu'on amène à la maternité pour accoucher.» Des soins, soit dit en passant, que pourrait compromettre la remise en cause de la couverture maladie universelle. 

Mais pour l'essentiel, ce sont désormais les enfants d'immigrés qui viennent à la consultation transculturelle. Au début de son livre Enfants d'ici venus d'ailleurs, Marie Rose Moro raconte une réunion officielle, «sous les lambris de la République», dans laquelle elle avait été invitée à intervenir : «Quel ne fut pas mon étonnement de constater l'effet subversif de mes propos et surtout de leurs préalables : la multiplicité des cultures sur le sol national, le besoin de reconnaissance des familles migrantes et de leurs adolescents, la nécessité de penser en termes pluriels. On opposait à cette complexité le fait que ces adolescents veulent être reconnus comme des Français (certes, ils le sont), qu'ils ne se sentent aucune différence avec les autres adolescents et que, par définition, la société française n'est pas multiculturelle du fait de son modèle d'intégration individuelle tant loué - une autre de nos spécificités. Ces adolescents n'ont pas d'histoire singulière, pas de langue autre que le français, rien qui les distingue de leurs pairs ! Et le malaise des banlieues ? Rien qu'un besoin de limites, de règles, de lois, de punitions, de réparations… Rien qu'un problème de sécurité.» Et elle s'interroge : «Pourquoi penser l'altérité est-il frappé d'interdit dans la société française ?»

Lorsqu'on la rencontre, dans son bureau de l'hôpital Avicenne, elle confirme ce dont on pouvait se douter : en une quinzaine d'années, elle a observé, à travers le prisme de la consultation transculturelle, une «rigidification de l'ensemble de la société sur la question de la migration», une «stigmatisation de plus en plus grande de ces familles».. Elle entend de plus en plus parler de racisme, tant agi que subi ; de tensions communautaires… À l'écouter, à lire ses réflexions, on est amené à se demander si cette crise de l'intégration ne serait pas la conséquence, plutôt que de la barbarie persistante des immigrés et de leurs descendants, d'une allergie très française à la pluralité. «La France a abrasé ses différences pour se construire, une et indivisible. C'est là sa grandeur, sa noblesse et sa spécificité. Mais les temps changent, et il est à présent nécessaire de constituer une société ouverte sur le monde», écrit-elle. Et d'en finir avec cette sorte de goulet d'étranglement logé dans les mentalités. «Une école au singulier, des enfants au pluriel», s'intitule l'un des chapitres de son livre… Elle pointe les conséquences psychologiques de l'échec qui en résulte, et les attitudes de réaction négatives et parfois violentes dans lesquelles s'enferment alors ces enfants, en cherchant à «imposer à l'autre leur propre identité, quitte à la caricaturer». Elle invite à prendre acte de ce que la différence, loin d'y faire obstacle, est constitutive de notre universalité : «C'est notre regard qu'il faut changer et pas les différences qui se montrent ou qui s'expriment.» Sinon, «notre réaction sera défensive, conservatrice, ce sera uniquement une réaction de maîtrise qui elle-même appelle une contre-réaction, et on entre dans un cycle sans fin». Enfants d'ici venus d'ailleurs est né du désir de «mettre à la disposition de tous les données de cette clinique transculturelle», dont l'approche sereine et ouverte, apte à dénouer tensions et conflits, semble effectivement des plus précieuses dans le contexte actuel. 

Puisqu'il n'y a pas d'«homme universel existant en dehors de toute culture», Marie Rose Moro affirme la nécessité de «faire émerger les représentations» qui imprègnent chacun : le patient, mais aussi le thérapeute, qui s'inscrit dans «des appartenances et des histoires collectives» dont il doit être conscient. Ce que l'on néglige souvent de faire, «au nom d'une universalité vide et d'une éthique réductionniste». On trouve plusieurs exemples dans son livre des malentendus que provoquent ces présupposés culturels lorsqu'ils restent implicites. Il y a le petit Mamadou, qui inquiète sa maîtresse parce qu'il ne pose jamais de questions en classe ; à la consultation, le père, d'origine bambara du Mali, dit, devant l'enseignante médusée : «Chez nous, un enfant qui pose des questions, c'est un idiot qui ne sait pas trouver les réponses autrement.» Il y a Médina, une femme soninké pour qui l'échographie pratiquée pendant sa grossesse est une violence parce qu'elle «montre ce que Dieu tient encore caché» : «L'échographe, ne comprenant pas son refus de voir les images, lui parlait, lui disait sans doute de regarder, de ne pas s'inquiéter… Elle fermait les yeux pour tenter de ne pas voir. Lui l'interprétait comme un refus d'investissement du bébé. C'était en réalité le contraire. Elle fermait les yeux pour protéger son bébé, à sa façon.» Comprendre cette logique, en tenir compte, ce serait aussi, remarque Marie Rose Moro, «permettre à ces femmes de vivre ces étapes de manière non traumatique et de se familiariser avec d'autres pensées, d'autres techniques».

«Clinique transculturelle» plutôt qu'«ethnopsychiatrie», «enfants de migrants» plutôt qu'«enfants d'immigrés» : son vocabulaire porte la marque de son mode de pensée. Il suggère une dynamique, un entre-deux, un échange incessant, des altérations réciproques, là où nos termes usuels traduisent une vision du monde faite d'entités monolithiques, figées, étanches. L'identité, écrit-elle, n'est pas une " substance " mais un «processus», «une construction dynamique à renouveler constamment dans la relation à l'autre». Pourtant, ce n'est pas ainsi qu'on l'envisage majoritairement aujourd'hui… «C'est vrai, opine-t-elle, on semble avoir du mal à imaginer que tout cela se potentialise - c'est l'idée d'une potentialisation ou d'une alchimie. On présente l'identité comme ce qu'on appelle en philosophie une " nature ontologique ". Or c'est un processus, oui ; avec une temporalité, des aller-retour, des moments où on est plus ceci, des moments où on est plus cela, tantôt plus près d'un monde, tantôt plus près de l'autre… On peut même le constater sur soi : on est une femme, on est un être humain, on reste un enfant alors qu'on est adulte… C'est vrai pour l'identité personnelle ou sexuelle, et pour l'identité culturelle encore plus.» Dans la consultation transculturelle, ce va-et-vient est incarné par le traducteur, dont elle écrit qu'il n'est pas là tant pour permettre aux patients de s'exprimer dans leur langue maternelle que pour leur autoriser des «aller-retour». «Ah ! les traducteurs… commente-t-elle en riant. Leur présence à la consultation est un grand sujet de débat ; certains vous jettent l'anathème : ils vous reprochent de renvoyer les patients à une identité archaïque. Mais c'est vraiment ne pas comprendre à quoi sert réellement un traducteur. Il n'est pas seulement là pour faire du mot à mot dans la langue maternelle – ça, c'est une fois sur deux ; il est surtout là pour figurer ce passage entre les mondes, pour figurer un processus. Et les enfants le savent : ils sont fascinés par les traducteurs. On a reçu un jour un petit patient qui souffrait de mutisme extra-familial : dès qu'il sortait de la maison, il ne parlait plus. On l'a guéri assez vite, car ce sont en général des questions faciles – parfois, même, une seule consultation suffit pour que les enfants reparlent. À la troisième consultation, le traducteur, Shérif, était malade ; mais sa présence n'était pas indispensable, car la famille parlait bien français. Je me suis donc dit qu'on se débrouillerait, et on n'a pas reporté la consultation, comme on le fait d'habitude dans ces cas-là. Le petit garçon est arrivé, tout content parce qu'il reparlait à l'école ; il s'est donc remis à parler aussi à la consultation, et il s'est exclamé : " Oh ! Shérif n'est pas là ? C'est dommage, parce que c'est lui qui m'a guéri… " On a tous éclaté de rire, parce que, bon… Nous, on avait quand même le sentiment d'avoir travaillé ! Mais lui, ce qui lui avait fait du bien, ça avait été de s'appuyer sur le traducteur. Ce qui montre que son rôle va bien au-delà d'un rôle technique…» Cette attention à l'aspect ouvert des choses la préserve des dérives du culturalisme auxquelles a parfois donné lieu l'ethnopsychiatrie. «La culture érigée en seul déterminant d'une manière d'être ou de penser conduit nécessairement à des positions simplistes, décontextualisées dans le temps et l'espace, et souvent à des préjugés qui ne tiennent pas compte de l'aspect dynamique, mouvant et interactif de tout fait humain observé», écrit-elle. Dans une société qui tantôt balaie la différence culturelle d'un revers de main, et tantôt s'en fait une montagne, allant jusqu'à la considérer comme le facteur d'une séparation aussi radicale qu'autrefois la «race», elle récuse avec la même vigueur les deux attitudes : «Je rejette violemment tout a priori de séparation et même de spécificité irréductible.» En des temps où chacun vit son identité comme une forteresse assiégée et croit devoir se résoudre à l'affrontement généralisé, elle rappelle que «l'autre n'est pas, comme dans la philosophie de Leibniz, une monade sans porte ni fenêtre», que chacun est profondément modifié et enrichi par un contact respectueux avec autrui. Elle invite à «donner une chance à deux intelligences d'en venir aux mots plutôt qu'aux mains» – en reprenant les mots du linguiste Alain Bentolila. 

Mais pour cela, encore faut-il, comme elle l'écrit, «accepter l'idée que l'autre a un vrai savoir, être curieux de lui». Son expérience lui a appris «la grandeur et la valeur du savoir contenu à l'intérieur de chacun». Elle refuse de présupposer que «le savoir serait dans la science de l'Occident et dans ceux qui l'incarnent».. Confrontée à des manières de vivre différentes qu'il s'agit de concilier, elle affirme la nécessité de «ne pas les opposer ni les hiérarchiser mais [de] favoriser toutes les médiations entre ces mondes». Elle donne résolument «le même statut éthique mais aussi scientifique à tous les êtres humains, à leurs productions culturelles et psychiques, à leurs manières de vivre et de penser, pour différentes et parfois déconcertantes qu'elles soient». À la lire, ce qui apparaît en négatif, c'est notre habitude inconsciente de ne pas envisager la différence autrement que comme une déplorable arriération. «Il faudrait un vrai changement de regard sur la différence culturelle, commente-t-elle lors de l'entretien. Sur la différence tout court, en fait ! Voyez même les gens qui sont regardés comme des fous parce qu'ils ont fait un épisode dépressif… Tout à l'heure, un petit garçon venait à la consultation, et il ne savait pas où elle se trouvait ; il était avec ses parents qui ne parlent pas français. Il s'est renseigné auprès du vigile, qui lui a répondu : " Ah ! tu vas en consultation chez les fous ? " Vous imaginez, pour un petit garçon qui vient nous voir pour la première fois ? ! Et là, il ne s'agit pas de différence culturelle, mais bien de différence tout court… Oui, ce petit garçon, il avait voulu se suicider, et il a huit ans. Mais il n'a pas envie d'être considéré comme fou. Au fond, on dévalorise toutes les différences, même si on parle plus de la différence culturelle. Pourtant, quelqu'un qui fait une dépression, il souffre, il se soigne, il s'en sort, et il en garde une sensibilité, un souci pour les autres… Toutes les différences pourraient être créatives au lieu d'être stigmatisantes. Toutes. On sait, par exemple, que les personnes qui parlent plusieurs langues sont différentes de celles qui n'en parlent qu'une ; pourtant, on valorise beaucoup certains bilinguismes et on en dévalorise d'autres. Or il est aussi enrichissant de connaître l'arabe, le kabyle, le bambara ou le turc que l'anglais ou le japonais ! En France, d'ailleurs, le bilinguisme, c'est une catastrophe… On n'est pas capable de le penser. Et si j'en crois les interviews du ministre de l'Education, ce n'est pas encore pour demain… Globalement, c'est donc une position épistémologique et humaine qui pose problème.»
Parlant de l'école, elle écrit : «Il ne s'agit pas de renoncer à ce qui fonde les valeurs républicaines mais d'adopter une attitude d'ouverture, de valorisation des parents, de négociation tranquille en dehors de positions idéologiques ou de surdité à la différence – et, au moins, ne pas les disqualifier.» À plusieurs reprises, elle insiste dans son livre sur la nécessité de «se garder des jugements», de «suspendre tout jugement de valeur» si l'on veut se donner une chance de régler les problèmes. Elle définit sa position comme «pragmatique, éclectique, non idéologique». Exclure le jugement et l'idéologie ? On a l'impression qu'aujourd'hui, l'appréhension de la différence culturelle se fait uniquement par le jugement et l'idéologie… Les livres d'enseignants qui décrivent les brutes barbares que sont leurs élèves issus de l'immigration sont en passe de devenir un genre à part entière. «Ah oui, vous avez vu ? relève-t-elle. J'en ai feuilleté un en librairie l'autre jour… Cela me met mal à l'aise. À la façon dont ils décrivent leurs élèves, on dirait qu'ils parlent d'animaux…» Selon elle, la façon dont on a traité les premières affaires de voile a causé de gros dégâts. «Les intellectuels les plus en vue sont intervenus à grand bruit pour dire qu'il fallait se montrer très ferme, alors qu'il aurait fallu au contraire régler les choses tranquillement, négocier, parler, sortir de la confrontation… Ce n'est que comme cela qu'on peut dénouer ces situations. Tandis que là, qu'a-t-on obtenu ? Dans certains cas, on a exclu ces jeunes filles ! Au nom de l'égalité, on leur a interdit l'accès à l'école… Ce qui est quand même un comble !» Elle dénonce un dogmatisme défensif qui empêche de reconnaître l'humanité et la singularité de l'autre. «Récemment, j'ai reçu une jeune fille qui a été exclue du collège. Sa mère a une maladie très grave ; l'un de ses camarades lui a lancé une de ces insultes que s'échangent les adolescents et qui visent la mère de l'autre, elle a vu sa mère en train de mourir, et elle a cassé le bras du garçon. Elle était d'une violence terrible, ingérable. J'ai demandé à ce qu'elle vienne avec ses parents, et elle est venue avec son grand frère. On a fait la consultation quand même ; il s'est passé des choses intéressantes. À la fin, j'ai dit au grand frère que la prochaine fois, il faudrait que ses parents soient là. Il m'a dit oui, et il a ajouté : " Je vous remercie, parce qu'à l'école, en général, ils refusent de me recevoir. " Les profs convoquent les parents, le frère y va, et ils refusent de lui parler. 

Or, dans cette famille, le grand frère a une fonction très importante : le père est complètement dépassé par la maladie de sa femme, et pour lui, aller à l'école, dans la situation qu'il vit, ça n'a pas de sens. Il a donc délégué son fils, ce qui, je trouve, est une attitude tout à fait bonne : il n'y arrive pas, alors il délègue une partie de ses responsabilités à son fils, qui parle bien français, qui a sa confiance… Moi, je veux bien que les profs veuillent voir les parents. En France, on parle avec les parents ; je comprends. Mais dans ce cas-là, ils pourraient considérer la situation tranquillement, au lieu de décider que c'est culturel. Ils disent au grand frère : " Tu n'as aucune autorité sur ta sœur ! Vous êtes peut-être musulmans, mais elle, elle a sa liberté ! " Ce qui est vraiment la dernière chose à dire dans ce cas-là, alors que cette jeune fille a justement besoin d'être structurée, besoin qu'on lui donne un cadre… Ils l'ont donc exclue de l'école. Très bien. Mais alors, on a gagné quoi, au nom de la République, encore une fois, sinon l'exclusion de cette jeune fille ? On considère que c'est une grande réussite, ça, peut-être ?… D'accord, elle est effectivement très déprimée, et on va s'en occuper ; mais, au moins, les profs auraient pu éviter de l'exclure, s'appuyer sur son frère… Ils ont culturalisé ; sauf qu'en l'occurrence, ce n'était pas culturel ! C'est ça, le racisme : ne pas voir les situations singulières derrière une appartenance.»

Pour elle, le refus de parler, de prendre l'autre pour interlocuteur, est une hérésie. Régulièrement, elle est experte lors de procès de mères qui ont fait exciser leur fille. «Je suis frappée par le fait que ces procès sont toujours des procès en sorcellerie. On oublie qu'un procès doit aussi avoir une fonction symbolique et préventive. Dans ce genre de cas surtout, il doit aboutir à une modification des pratiques. Lors du dernier auquel j'ai assisté, la maman ne comprenait même pas les débats, parce qu'on s'était trompé, les traducteurs n'étaient pas adaptés – elle venait d'une région d'Afrique de l'Ouest où on pratique de très nombreuses langues. Pourtant, il aurait été très important qu'elle puisse suivre, surtout qu'elle disait que, si elle avait pu éviter cela à sa fille, elle l'aurait fait… Ces femmes sont prises entre des injonctions contradictoires. Souvent, elles viennent me voir après le procès, parce qu'elles sentent que je ne vais pas les empêcher de parler. Elles viennent pour discuter, pour essayer de savoir comment faire – parce qu'elles doutent. Elles me racontent que, si elles avaient rencontré plus tôt quelqu'un avec qui parler, elles auraient sans doute fait autrement… Mais pour ça, pas besoin d'un médecin ! C'est le rôle des associations. Or on ne soutient pas du tout les associations de femmes migrantes qui luttent contre l'excision, alors qu'à mon avis, ce sont les seules efficaces – je le sais pour en connaître. Si une femme subit une pression, elle peut en discuter avec une compatriote, qui lui dira : " Mais tu sais, tu n'es pas obligée de faire comme ça, tu peux t'appuyer sur le fait qu'en France, les filles ne doivent pas être excisées… " Là est toute l'ambivalence de la condamnation de l'excision : si vraiment c'était ça l'enjeu, la lutte contre l'excision, on s'y prendrait autrement, on aiderait ces associations. Là, on est dans la condamnation seule, la diabolisation, le refus du dialogue. C'est totalement contre-productif.»

«Pas besoin d'un médecin pour ça…» À lire ou à écouter les histoires qu'elle raconte, on se rend compte qu'il suffit parfois de très peu de choses pour susciter un déclic, dissiper un malentendu, éviter un traumatisme ou une violence, trouver un arrangement qui satisfasse, et même qui enrichisse, tout le monde. «C'est ce qui fait mon engagement au quotidien, déclare-t-elle avec feu. On me voit en dernier recours, et souvent, je me dis : mais ça, on aurait pu le désamorcer bien avant… Je suis consciente que je n'ai pas fait grand chose et que ça a été suffisant, alors qu'il s'agissait de plusieurs années d'évolution. Cela veut dire que si on l'avait fait avant, en prévention, ça aurait sans doute marché aussi bien… Je pense que ce que je dis est valable pour la prévention, même si je le fais en soin parce que c'est ce que j'ai appris. Je plaide pour que ça serve à tout le monde : à l'école, au tribunal…» D'où lui vient cette approche, qu'elle partage avec le reste de son équipe, et que leurs patients ne rencontrent pas avant ? «C'est un parcours intellectuel et personnel. Je suis moi-même enfant de migrants. Je suis née Espagne, mais je suis venue ici très tôt ; j'ai grandi en France et j'y ai fait des études de médecine et de philosophie. Puis j'ai voulu relier les deux en faisant de la psychiatrie, et je me suis engagée dans un parcours psychanalytique. En prenant mes premières responsabilités en psychiatrie, j'ai été très heurtée par la façon dont on s'occupait des migrants. Je l'ai dénoncée avec beaucoup d'énergie – aujourd'hui, je la dénonce toujours, mais plus tranquillement ! 

Je trouvais que les discours, la manière de les soigner, n'étaient pas acceptables ; ils ne correspondaient pas à ce que moi je savais d'eux du fait de mon expérience. J'ai donc décidé de faire de l'anthropologie et de la psychanalyse, et je me suis formée à l'ethnopsychanalyse, avec cette ambition de faire autrement, de ne pas accepter les préjugés et les a priori. Maintenant que je suis formée à tout ça, que j'ai été nommée professeur et chef de service, que j'ai pu développer cette consultation, je me rends compte que le monde médical est plutôt en avance sur ces questions ! J'ai été révoltée par les pratiques que j'observais, mais je crois que je le serais bien plus à l'école aujourd'hui… Il n'y a aucune reconnaissance de ces questions dans l'enseignement. Or c'est à l'école que ça se joue : nous, on est en deuxième ligne. Je ne veux rien de spécifique pour ces enfants, ce n'est pas une remise en cause de l'école de la République ; mais il faudrait que les enseignants soient formés à ces questions, qu'on soutienne tout ce qui peut faire de la différence quelque chose de créatif : le bilinguisme, la reconnaissance des cultures d'origine, une autre manière de parler aux parents…» Elle-même n'a jamais souffert d'être une enfant de migrants : «Au contraire, je me suis sentie entourée d'un regard bienveillant. J'ai grandi à la campagne, et j'avais un instituteur très Troisième République, qui nous disait : " C'est incroyable, ces gens qui quittent leur pays, quel courage, quelle force… " J'ai donc toujours pensé – et je le pense encore, d'ailleurs ! – que mon père était un homme très courageux, que migrer demandait de la détermination… Mais quand j'ai été en position professionnelle, que j'ai vu les migrants dans les consultations, les hôpitaux, j'ai découvert que ça ne se passait pas comme ça, que ce que je croyais être la règle ne l'était pas. Moi, je savais que les migrants étaient autrement, qu'on n'avait pas le droit de porter sur eux ce type de regard. Ne serait-ce que pour qu'ils puissent avoir réellement accès aux soins.»
«Les "culs de plomb" : c'est ainsi que Jules Verne nous appelait, infinis casaniers que nous sommes, ou que nous étions, cachés derrière nos lignes Maginot. Tels étions-nous au début de ce siècle : nuls en géographie, en dépit de nos immenses géographes, indifférents aux voyages.» Marie Rose Moro a placé cette citation d'Eric Orsenna, rude mais stimulante, en exergue du dernier chapitre de son livre. Voilà à quoi invite Enfants d'ici venus d'ailleurs : à ne plus être un «cul de plomb». Pour le bien des immigrés et de leurs descendants, mais aussi pour celui de la communauté nationale tout entière, qui, par son autosatisfaction arrogante, se prive de trop de découvertes. 


Marie Rose Moro, Enfants d'ici venus d'ailleurs, la Découverte, 2002. 
Marie Rose Moro dirige aussi la revue transculturelle L'Autre, éditée par la Pensée Sauvage (Grenoble) : http://monsite.wanadoo.fr/l.autre/
 
 
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