A la Rencontre des idées et des pratiques en psychologie et psychanalyse

Boris CYRULNIK

Interview : Boris Cyrulnik
L'amour, cette jolie maladie entre l'angoisse et l'extase
Qu'est ce que l'amour ?
C'est le plus joli moment pathologique d'une personnalité normale. Joli, parce qu'il s'agit d'une extase mais celle-ci côtoie souvent l'angoisse. On est donc au bord de la pathologie. Pour un fait, pour un regard raté de l'autre, les grandes amours se muent en grande souffrance. Ça paraît anormal de -souffrir quand on aime ! Mais l'état amoureux est un état anormal, hors norme! Cette intensité affective enferme l'individu dans son propre monde intime : le reste du monde devient fade et non perçu. C'est presque un état délirant, au sens étymologique du terme : délirer = je sors du sillon, je quitte la société, je quitte ma famille, parfois je quitte ma femme ou mon mari, tellement je suis prisonnier de ce qui se passe en moi, de ce qu'il ou elle a déclenché en moi.

Pour vivre un amour heureux il faut donc sortir de cette prison ?
On évoque souvent le coup de foudre en amour. Un coup, par définition, est bref. L'extase du début ne se prolonge donc pas. Un amour doit évoluer vers le lien de l'attachement. Un lien solide, profond, qui nous rend sensible . l'autre et nous permet d'apprendre qui il est vraiment.

Sinon c'est l'échec assuré ?
Sinon, c'est le coup de foudre avec, parfois, des conséquences dramatiques. Je pense à une patiente, mariée, avec trois enfants. Elle décide un jour de quitter sa famille pour aller vivre sa folie amoureuse avec un autre. Au bout de trois semaines, c'est la descente aux enfers: Cet homme représente finalement tout ce que je déteste. Elle décide de reconquérir, son mari, qui refuse. Leur vie a été fracassée. C'est l'amour non suivi de lien.

L'amour est-il indispensable ?
L'amour temporalise. Il participe à la construction de notre identité. Cette jolie folie nous donne un courage fou ! Et j'insiste sur le mot "fou" ¯ pour souligner son caractère anormal. A partir de banalités, on déclenche un sentiment amoureux. Tous les couples entretiennent l'amour en se rappelant leur premier baiser, leur premier bal, leurs premières vacances, etc. Et ils ont raison car cela rend sensible, facilite l'apprentissage de l'autre et le tissage du lien de l'attachement.

Tombe-t-on amoureux par hasard ?
Oh non ! On le croit. Mais, Par; exemple, il n'y a pas de coup de foudre chez les mélancoliques. Ils ne Peuvent Pas tomber amoureux parce qu'ils sont trop malheureux. Ils sont prisonniers de leur souffrance. Idem pour les gens qui travaillent intensément. Pour tomber amoureux, pour être réceptif à la foudre, il faut être vacant. C'est un déterminant émotionnel. Mais il y a aussi le déterminant social. On ne tombe pas amoureux de n'importe qui, n'importe quand. Une fille intéressée par des projets culturels a très peu de chance de tomber amoureuse d'un homme qui déteste la culture. Statistiquement, les gens tombent amoureux parce qu'ils ont un projet partageable.

N'y a-t-il pas également un déterminisme biologique ?
Bien sûr. Quand on est bébé, on tombe amoureux de sa mère. C'est un amour sexué mais non sexuel car il n'y a pas encore de désir sexuel. Quand le désir sexuel apparaît, on est statistiquement apte, à cause de ce flux hormonal, à tomber amoureux de l'autre sexe. Les rencontres homosexuelles sont statistiquement minoritaires.

Y a-t-il des gens plus doués ou plus aptes à l'amour que d'autres ?
Oui. Environ10 % de la population ne tombent jamais amoureux probablement parce qu'ils ont des sécrétions de neuro-hormones et d'hormones sexuelles moindres que les autres. Ce sont des gens qui sont un peu froids, lents, inertes, peu expressifs. D'autres, au contraire, ont des aptitudes très fortes à l'amour. Certains, hommes ou femmes, plutôt de tempérament anxieux, améliorent leurs performances sexuelles et amoureuses dans une relation stable (environ 50 % de la population). S'ils tentent une aventure extraconjugale, l'angoisse sera plus forte que le plaisir et ça ne marchera pas. A l'inverse, une autre moitié de la population s'engourdit avec le lien de l'attachement. Leur désir sexuel s'émousse avec le temps. A travers une aventure extraconjugale, ils vont involontairement exhumer leurs désirs enfouis.

L'apprentissage de la manière d'aimer se fait dès l'enfance. J'ai été aimé donc je suis aimable ?
Absolument. 60 % des enfants s'imprègnent, au cours des premiers mois de la vie, de ce qu'on appelle l'attachement "sécure". ¯Le fait d'aimer sa mère génère une "confiance primitive", qui donne la force d'explorer le monde, donc d'apprendre à aimer une autre personne. Ce sera imprégné dans sa mémoire biologique: il sera agréable à aimer car il restera lui-même tout en aimant l'autre. 25% apprennent, au contraire, une manière d'aimer "insécure", c'est à dire hésitante, glacée. Ils ne savent pas exprimer leur amour ou en ont peur. 10% des enfants apprennent l'attachement ambivalent: Ils se jettent dans les bras de la mère qui les aime puis la mordent ou tapent dessus. Enfin 5% ne savent exprimer que la détresse. Ils seront difficiles à aimer plus tard.

Pour aimer, bien aimer, il est aussi nécessaire de s'aimer soi-même.
Exact. Le mélancolique qui ne s'aime pas se néglige parce qu'il s'infériorise, et se rend non désirable. Quelqu'un qui s'aime se lave, se parfume et met des vêtements qui expriment son bien-être, au plus profond de son âme.

Vous dites "au plus profond de son âme": chacun enverrait donc des signaux inconscients à l'autre?
Nos vêtements, notre coiffure, nos bijoux, etc. déclinent une partie de notre identité. C'est un langage inconscient, un discours social et érotique. Une femme qui met des bottines à lacets aura, par exemple, plus de chances de rencontrer un homme qui aime retarder la jouissance sexuelle.

La psychologie amoureuse a-t-elle un sexe ?
Oui. Homme et femme aiment de façon radicalement différente dès les premiers jours et peut-être même avant la naissance. Un bébé fille ne perçoit ni les mêmes objets du monde ni les mêmes émotions qu'un garçon. On vit dans des mondes très sexués et très différents. On croit qu'ils sont identiques parce qu'on emploie les mêmes mots. Mais ce qui vaut pour l'un ne vaut pas pour l'autre. Par exemple, les femmes peuvent à la fois parler à un homme et entendre le discours d'à coté. Tandis que les hommes ne peuvent faire qu'une chose à la fois. Cela veut dire que l'érotisme des femmes est beaucoup plus diffus quand celui des hommes est beaucoup plus précis.

L'amour est-il un travail ?
Oui, c'est indispensable. Il faut prévoir, organiser, se donner le temps de créer l'évènement.

L'amour engendre t-il le bonheur ?
Oui, car l'amour renforce l'estime de soi. Quand on suscite l'amour, on est narcissiquement valorisé. Si l'autre m'aime, je suis aimable, donc j'ai une valeur. Donc on s'exprime mieux, on a confiance en soi, on vit mieux. On bâtit des cathédrales.


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