Yann
Leroux : ''Il n’y a pas d’addiction aux jeux vidéo''. Les jeux vidéo sont
un médiateur intéressant dans le cadre du travail psychothérapeutique.
Par Hubert Guillaud, Le Monde du 27/03/2009 PSY EN
MOUVEMENT n° 28032009
On ne présente plus vraiment Yann Leroux sur
internet, parce qu’il est l’un des rares psychanalystes à twitter et à
avoir un blog. Membre de l’Observatoire des mondes numériques en sciences
humaines, joueur invétéré, Yann Leroux s’intéresse au virtuel depuis
qu’il est tombé dedans. C’est assurément son expérience de joueur qui
l’a amené à porter un autre regard sur le jeu. A son exemple, des
psychanalystes, et non des moindres, comme Serge Tisseron, sont de plus en plus
nombreux à dénoncer l’utilisation de la notion d’addiction appliquée aux
jeux vidéos. Cette position, forcément iconoclaste, nous intéresse. Et va
nous permettre de mettre enfin les points sur les I. Non, les jeux, comme les
passions, ne rendent pas malades. C’est plutôt le fonctionnement de notre
société qu’il faut interroger…
Yann Leroux : L’addiction aux jeux vidéo se construit sur un double
discours chez les psychanalystes et les psychologues : les jeux vidéo sont un médiateur
intéressant dans le cadre du travail psychothérapeutique. Mais ils sont
addictogènes, c’est-à-dire qu’ils favoriseraient des comportements au
caractère répétitif, compulsif, comme lorsqu’on s’adonne à la
consommation de substances psychoactives. C’est une opposition intéressante.
Grâce au jeu vidéo, on peut prendre conscience des relations que l’on a avec
soi-même et avec les autres, et, dans le même mouvement, on risque de développer
des comportements compulsifs addictifs. Et ceux qui dénoncent l’addiction aux
jeux vidéo de dénoncer d’un même mouvement les rushs d’adrénaline que
provoquent des jeux comme Counter Strike, ou la force des relations sociales de
jeux comme World of Warcraft. Or il y aurait là deux types d’addiction de
nature très différente l’une de l’autre, car les expériences de jeu sont
très différentes d’un jeu à l’autre.
Ces descriptions étaient loin des pratiques que j’observais ou de mes propres
pratiques. Si le joueur débutant est excité, le hard core gamer joue de façon
apaisée. Ceux qui disaient que les jeux étaient vecteur d’addiction
regardaient le phénomène en y important leurs propres modèles de
l’addiction, c’est-à-dire l’étude des pratiques addictives liées à la
consommation de drogue. Ils dénonçaient les jeux massivement multijoueurs
comme étant les plus dangereux. Souvent sans justification…
InternetActu.net : Justement, souvent dans les dénonciations du phénomène
addictif - comme dans la dernière en date, celle du député UMP de Maine et
Loire Paul Jeanneteau, évoqué par Playtime -, on entend toujours tourner les mêmes
chiffres, qui sont tout le temps des estimations et qui demeurent toujours
vagues (1 à 3 % des joueurs). Des chiffres qui s’excusent toujours de ne pas
s’appuyer sur des études grandeur nature…
Yann Leroux :
Oui, le “phénomène” ne repose sur aucun chiffre objectif. Pour comprendre
pourquoi nous avons des chiffres lancés à la louche, il faut revenir à
l’histoire de l’invention de l’internet addiction disorder, lancé comme
une blague dans un forum par un psychiatre américain, Ivan Goldberg en 1995. Le
message se répand, car des gens se retrouvent dans la description de ce
syndrome… C’est un phénomène bien connu : quand on ouvre un manuel de
pathologie, on en trouve toujours une qui nous correspond. L’année suivante,
Kimberly Young, une psychologue américaine, reprend le terme pour une conférence
et une publication (.pdf) faite devant l’Association de psychologie américaine,
et affirme, en s’appuyant sur un sondage biaisé (car établi sur un forum de
gens qui se disent atteint par des troubles liés à l’usage des jeux),
qu’il y a une addiction aux jeux vidéo.
Le concept rebondit dans l’espace public suite à quelques affaires
retentissantes, qui vont répandre l’idée que les jeux vidéos puissent être
des objets d’addiction, comme le suicide de Shawn Woolley en 2001, un jeune Américain
qui met fin à ses jours avec une arme à feu devant son écran connecté à
Everquest. Sa mère, éplorée, a été à l’origine du groupe de soutien des
“veuves d’Everquest”. Elle était convaincue qu’il s’était passé
quelque chose dans le jeu, conduisant son fils au suicide. Pourtant, quand on
regarde en détail l’histoire du jeune homme, on constate qu’il avait des
antécédents et des difficultés psychologiques profondes qui l’avaient poussé
notamment à quitter son travail… [NDE : Pour ceux qui souhaitent en savoir
plus sur l’histoire, Yann Leroux l’a raconté et distingué dans un billet
sur les 10 évènements les plus mémorables des mondes numériques]. Bref, son
histoire montre qu’il y avait matière à bien d’autres hypothèses
explicatives que la simple addiction.
L’idée d’addiction sans drogue s’est développée dans la “psychosphère”
si vous me permettez l’expression. Mais l’idée que l’addiction puisse
s’appliquer à l’usage d’objets qui ne sont pas des drogues (comme le
travail ou le jogging…) pose un lourd problème, car toute passion peut alors
être pathologisée, que vous fassiez du radiomodélisme ou que vous passiez
votre temps à jouer aux échecs ou à lire… On débouche très vite sur des
positions paradoxales, voir intenables, comme celles de Marc Valleur et
Jean-Claude Matysiak auteurs des Nouvelles formes d’addiction. Une femme
battue pourrait avoir une addiction à la violence ! On voit qu’on dépasse là
des limites que notre profession ne devrait pas franchir. Une femme battue est
victime de la violence de son conjoint, point ! Quelqu’un qui passe 12 heures
à travailler n’est pas dépendant de son travail, mais d’un système qui le
maltraite. S’il travaille plus qu’il ne le souhaiterait, ce n’est pas la
faute de son travail, mais du fait qu’une partie de sa vie (sa place dans
l’entreprise par exemple) est en jeu.
J’ai rencontré quelques personnes qui se présentaient comme dépendantes des
jeux vidéos. Mais on a vite parlé de bien autre chose. Comme souvent, ce qui
était en fait difficile pour eux, c’était leurs relations avec leur
entourage proche dans la réalité et dans leur imaginaire. Le problème de la
notion d’addiction appliquée aux jeux vidéo est qu’on cristallise un
trouble de la dépendance et qu’on apporte, sur un plateau, une explication
facile, liée à un objet externe, séducteur et terrible, qui plongerait la
personne dans des difficultés sociales et personnelles. Mais il en va des jeux
comme des autres objets. Quelqu’un loggué jusqu’à trois heures du matin
sur un jeu massivement multijoueurs peut utiliser le jeu pour éviter d’avoir
des relations sexuelles avec son conjoint ou penser à ses devoirs du lendemain,
ou encore pour avoir des relations sociales riches avec d’autres joueurs.
D’un côté, l’objet sert un enfermement, un refus, permettant de délaisser
son environnement proche, de l’autre, il créé une ouverture. Les conjoints
voient bien que le temps passé sur les jeux est un investissement qui se fait
à leur détriment… Quand on passe du temps avec une machine, le plus souvent,
ce n’est pas la machine qui est en cause.
Mais
l’idée qu’il n’y ait pas d’addiction aux jeux vidéos est devenue
difficile à faire passer. Sur un forum de joueur, j’ai essayé d’ouvrir la
question ! En guise de réponse, j’ai reçu une volée de bois vert ! Le jeu
comme addiction permet à certains joueurs de s’offrir des gratifications
narcissiques : ils maîtrisent leur accoutumance, ils sont plus forts que la
drogue la plus high-tech qui soit. Pour d’autres, c’est le contraire, ils se
gratifient d’une satisfaction passive : la drogue est trop forte, ils sont
joueurs et n’y peuvent rien. Heureusement, de plus en plus de personnes
commencent à répéter que cette histoire d’addiction n’est pas
convaincante. Celui qui avait ouvert l’une des premières cybercliniques pour
personnes dépendantes aux jeux vidéos en Hollande a reconnu l’année dernière
que les problèmes que rencontraient les joueurs qui y passaient ne tenaient pas
du jeu, mais exprimaient des difficultés relationnelles. Les jeunes sont
maltraités par nos sociétés. A la sortie de leurs études, ils se projettent
dans le jeu. Les très gros joueurs qui jouent jusqu’à quatre heures par
soir, dès qu’ils trouvent un boulot, passent jour et nuit à travailler…
L’écran n’est pas la drogue, puisqu’on peut lui substituer autre chose.
InternetActu.net : Vous faites pourtant une différence entre le gamer et le
gambler, entre le joueur et le parieur, entre le plaisir et la pathologie ? Il y
a donc des gamblers, c’est-à-dire des joueurs pathologiques ?
Yann Leroux : Les modèles d’addiction utilisés dans le cadre du jeu
vidéo sont issus de ceux établis autour des profils des gamblers, des
parieurs, c’est-à-dire le joueur pathologique. On sait que des gens se
ruinent dans les casinos et qu’ils y vont pour cela. Ils espèrent sans cesse
“se refaire”, ce qui évoque un imaginaire lié à l’origine, à la façon,
peu satisfaisante, dont on est jeté dans le monde, et dont on souhaite sortir,
voire “ressortir différent”. Le gambler est là pour perdre sa chemise,
comme l’expliquait Freud dans Dostoïevski et le parricide. Le joueur
pathologique a des désirs meurtriers, mais sa culpabilité est si intense,
qu’il se punit de ce désir meurtrier en perdant sa chemise plutôt que sa vie
: le hasard représentant l’instance paternelle punitive. Mais on est très
loin de l’expérience que ressent un joueur de jeux massivement multijoueurs.
Dans un jeu vidéo, il n’y a pas cet imaginaire de la culpabilité. Ce n’est
qu’une question de temps : les objets que vous désirez, vous les obtiendrez.
Il faut comparer les expériences de jeu… Bien sûr, si au lieu d’aller
travailler vous passez vos journées à rester à jouer devant votre écran,
cela ne manquera pas de susciter des désagréments.
Il y a des pathologies d’usages. Il y a des gens qui perdent leur temps à
jouer. Mais perdent-ils leur temps ? Quelqu’un qui joue à tel point qu’il
n’a pas suffisamment de temps pour travailler se met dans des difficultés évidentes.
Mais que cherche-t-il à faire en passant autant de temps avec la machine ?
C’est seulement en comprenant cela qu’on peut l’aider à élargir son
horizon. Si quelqu’un passe autant de temps à faire quelque chose, c’est
assurément qu’il creuse une question non éclaircie.
Les
raisons qui poussent quelqu’un à avoir un investissement si aigu sont
multiples : position masochiste (les engueulades que je reçois de mes excès me
procurent du plaisir…), marque d’une entrée possible en dépression
(j’anime l’écran pour m’animer à l’intérieur…). Comme le disait
Michael Stora, on allume parfois les écrans pour allumer un feu interne qu’on
peut avoir perdu. Dans l’expérience du jeu, on peut aussi vouloir mettre en
jeu des mouvements agressifs ou des désirs de soins (en rapport avec les
avatars qui nous incarnent), c’est-à-dire mettre en jeu des relations
insuffisamment éprouvées dans l’espace hors jeu. Ce sont ces motivations-là
qu’il faut démêler petit à petit, pour aller au-delà des énoncés de départ.
Qu’est-ce qu’on aime dans le jeu pour y passer autant de temps ?
Un jeu massivement multijoueur est plus riche qu’un bandit manchot en terme
d’expérience de jeu. On fait une expérience groupale riche, qui assigne à
chacun des rôles, des places, des fonctions, que les joueurs investissent selon
leur fonctionnement du moment. Dans un jeu massivement multijoueur, on ne tourne
pas en rond autour de soi. Les fantasmes de toute-puissance vont vite être mis
à mal par les demandes du groupe, par le travail en commun à réaliser. On
prend des places en fonction de ses fantasmes, mais il y a une épreuve de réalité
dans le jeu qui nous en fait prendre conscience. Sans compter qu’à force de
jouer un rôle, on en épuise toutes les facettes. Le désir de jouer telle race
de personnage, telle classe de personnage, de récupérer tel objet se
consume… tant et si bien que les joueurs finissent par vouloir explorer
d’autres rôles, d’autres jeux… Le jeu vidéo permet d’explorer différents
registres, différentes positions…
Les jeux nécessitent de développer des compétences. Il faut pouvoir différencier,
hiérarchiser, savoir ce que l’on doit faire. Il faut organiser le chaos du
jeu. C’est un travail intéressant pour tout un chacun, car il nous aider à
hiérarchiser l’information, à organiser notre propre chaos interne.
D’autant qu’ici, il faut le faire collectivement. Je suis persuadé que
cette façon de faire du collectif comme on n’en a jamais vu auparavant va
transformer de manière profonde la société. Il est certain que les Orcs de
World of Warcraft vont faire la société de demain…
Les jeux vidéos fonctionnent finalement de la même façon que les objets réels.
Ils ne sont pas aussi réels qu’un livre, mais comptent autant. On utilise les
objets que l’on croise tous les jours comme support à notre travail
psychique, explique le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron. Si on est
attaché à tel stylo, c’est parce qu’il nous permet de penser à des choses
qui lui sont liées et auxquelles on n’a pas suffisamment pensé. Le vêtement
est idéal pour cela, parce qu’il se tourne aussi vers les autres. Porter un
jean ou un costume ne dit pas la même chose de vous. Mais pour soi également.
On se sent différent selon le pantalon qu’on porte parce qu’il représente
des choses pour nous, parce qu’on s’y sent bien ou pas…
On a le même mode de fonctionnement avec les matières numériques, avec
lesquelles on a un rapport très affectif, très profond, où les limites de
notre identité peuvent se fondre, comme le montre le grand désarroi qu’éprouvent
certaines personnes quand leur ordinateur ne marche pas, quand leur connexion
rame ou que le jeu auquel ils jouent n’est pas fluide. Ces expériences nous
font revivre des déchirements, des délais, des attentes de réponses qu’on a
pu expérimenter dans notre enfance, comme quand le biberon n’était pas prêt
à temps. Les ordinateurs peuvent ramener à nos surfaces des détresses profondément
enfouies en nous. Les jeux vidéos lancent des ponts vers les premiers moments
de notre vie psychique, tant et si bien qu’on les ostracise. Il faut dire
qu’on gère notre capital de vie infantile comme le bourgeois gère sa
richesse. Dans les jeux vidéos, tout n’est pas aussi bien rangé qu’on le
souhaiterait. C’est pour cela également que les jeux sont violents ! Les jeux
sont violents, car nos sociétés sont pleines d’armes, de fureur et de
guerre.
InternetActu.net : Vous voulez dire que les jeux vidéos nous apportent des
satisfactions, des sensations, des stimulations… et qu’il est normal d’en
avoir ?
Yann Leroux : Oui. Une des critiques récurrentes des jeux qui a donné
naissance à la notion d’addiction est le temps qu’on y passe. A croire que
les éditeurs font exprès de faire de bons jeux, avec lesquels on veut passer
du temps pour s’amuser. Mais il n’y a pas que les jeux vidéos qui procurent
des plaisirs. On peut passer des heures à jouer aux échecs ou à un jeu de
plateau et à ne pas être content quand il faut s’arrêter. Les stimulations
qu’apportent les jeux vidéo sont des aides à penser. Ce ne sont pas des
excitations vaines, dont on ne sait rien. Mais des matières à penser. Je fais
le pari qu’à force de rejouer le débarquement de Normandie, on se pose des
questions sur la guerre, à force de devenir expert en arme, on va se demander
ce qui nous fascine chez elle. Chaque type de jeu, FPS (First Personal Shooter)
ou MMO (Jeu massivement multijoueur) nous prédispose différemment. Dans les
jeux massivement multijoueurs, il faut apprendre la multitude et le groupe,
apprendre à s’intégrer, à tenir sa place… La récompense étant
l’illusion groupale, cette impression que chacun vit le groupe, tant et si
bien qu’on peut avoir de la peine à le quitter. Dans un jeu de stratégie
temps réel, le joueur doit gérer plusieurs unités en même temps, la récompense
étant le fantasme de toute-puissance et d’omniscience. Dans un FPS, incarner
un snipper permet de travailler sa toute-puissance à l’état brut, avec son
revers, c’est-à-dire la grande vulnérabilité de son personnage. Incarner un
dynamiteur qui créé des explosions et abat les murs qui l’entourent, renvoi
aux murs internes qu’on se battit et aux brèches que l’on souhaite créer
en soit. Ce que l’on voit dans l’écran est un reflet de ce qu’il y a dans
notre psychisme. Mais sur un même écran, chacun ne voit pas la même chose !
On ne retire pas la même information d’une même image, disait Barthes, car
ce qui dans une image est important pour une personne ne l’est pas forcément
pour une autre. Dans les jeux vidéos, c’est la même chose.
InternetActu.net : Ni drogue, ni médicament. Si les jeux ne rendent pas
malades, peuvent-ils soigner ?
Yann Leroux : Les jeux ne soignent pas en soi. Ce ne sont pas des
drogues, mais ce ne sont pas non plus des médicaments miracles qui vont nous
soigner de la dépression. Ce qui soigne, c’est de pouvoir parler à
quelqu’un d’autre. Ce que le jeu vidéo procure, c’est un soulagement.
C’est un début sur le chemin du soin, mais ce n’est pas un soin.
Quelqu’un de très énervé peut décharger son énergie sur sa console de jeu
pour diminuer les tensions sur le moment, mais cela ne règle pas les problèmes
de fond. S’il fabrique de la colère, il faut qu’il parle de la situation
qui lui a fait problème et qu’il traduit sous cette forme. Certains
dispositifs proposés par des psychologues peuvent soigner. On peut soigner des
phobies par exemple via des expériences immersives, mais ces phases de soins médiatés
font partie d’un processus thérapeutique plus large, construit autour de
situations et de discussion avec le comportementaliste. Le but est de réduire
les réactions anxieuses en présentant le stimulus de façon répétitive, puis
en déconstruisant les processus cognitifs mis en place pour maintenir l’anxiété.
Le thérapeute est donc toujours là. La machine ne l’efface pas. Ce n’est
pas la page blanche et le crayon qui soignent l’enfant qui dessine, mais
l’interprétation qu’en donne le psychanalyste et l’échange de parole
entre l’enfant et le thérapeute.
Un jeu massivement multijoueur est plus riche
qu’un bandit manchot en terme d’expérience de jeu. On fait une expérience
groupale riche, qui assigne à chacun des rôles, des places, des fonctions, que
les joueurs investissent selon leur fonctionnement du moment. Dans un jeu
massivement multijoueur, on ne tourne pas en rond autour de soi. Les fantasmes
de toute-puissance vont vite être mis à mal par les demandes du groupe, par le
travail en commun à réaliser. On prend des places en fonction de ses
fantasmes, mais il y a une épreuve de réalité dans le jeu qui nous en fait
prendre conscience. Sans compter qu’à force de jouer un rôle, on en épuise
toutes les facettes. Le désir de jouer telle race de personnage, telle classe
de personnage, de récupérer tel objet se consume… tant et si bien que les
joueurs finissent par vouloir explorer d’autres rôles, d’autres jeux… Le
jeu vidéo permet d’explorer différents registres, différentes positions…
Les jeux nécessitent de développer des compétences. Il faut pouvoir différencier,
hiérarchiser, savoir ce que l’on doit faire. Il faut organiser le chaos du
jeu. C’est un travail intéressant pour tout un chacun, car il nous aider à
hiérarchiser l’information, à organiser notre propre chaos interne.
D’autant qu’ici, il faut le faire collectivement. Je suis persuadé que
cette façon de faire du collectif comme on n’en a jamais vu auparavant va
transformer de manière profonde la société. Il est certain que les Orcs de
World of Warcraft vont faire la société de demain…
Les jeux vidéos fonctionnent finalement de la même façon que les objets réels.
Ils ne sont pas aussi réels qu’un livre, mais comptent autant. On utilise les
objets que l’on croise tous les jours comme support à notre travail
psychique, explique le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron. Si on est
attaché à tel stylo, c’est parce qu’il nous permet de penser à des choses
qui lui sont liées et auxquelles on n’a pas suffisamment pensé. Le vêtement
est idéal pour cela, parce qu’il se tourne aussi vers les autres. Porter un
jean ou un costume ne dit pas la même chose de vous. Mais pour soi également.
On se sent différent selon le pantalon qu’on porte parce qu’il représente
des choses pour nous, parce qu’on s’y sent bien ou pas…
On a le même mode de fonctionnement avec les matières numériques, avec
lesquelles on a un rapport très affectif, très profond, où les limites de
notre identité peuvent se fondre, comme le montre le grand désarroi qu’éprouvent
certaines personnes quand leur ordinateur ne marche pas, quand leur connexion
rame ou que le jeu auquel ils jouent n’est pas fluide. Ces expériences nous
font revivre des déchirements, des délais, des attentes de réponses qu’on a
pu expérimenter dans notre enfance, comme quand le biberon n’était pas prêt
à temps. Les ordinateurs peuvent ramener à nos surfaces des détresses profondément
enfouies en nous. Les jeux vidéos lancent des ponts vers les premiers moments
de notre vie psychique, tant et si bien qu’on les ostracise. Il faut dire
qu’on gère notre capital de vie infantile comme le bourgeois gère sa
richesse. Dans les jeux vidéos, tout n’est pas aussi bien rangé qu’on le
souhaiterait. C’est pour cela également que les jeux sont violents ! Les jeux
sont violents, car nos sociétés sont pleines d’armes, de fureur et de
guerre.
InternetActu.net : Vous voulez dire que les
jeux vidéos nous apportent des satisfactions, des sensations, des
stimulations… et qu’il est normal d’en avoir ?
Yann Leroux : Oui. Une des critiques récurrentes des jeux qui a donné
naissance à la notion d’addiction est le temps qu’on y passe. A croire que
les éditeurs font exprès de faire de bons jeux, avec lesquels on veut passer
du temps pour s’amuser. Mais il n’y a pas que les jeux vidéos qui procurent
des plaisirs. On peut passer des heures à jouer aux échecs ou à un jeu de
plateau et à ne pas être content quand il faut s’arrêter. Les stimulations
qu’apportent les jeux vidéo sont des aides à penser. Ce ne sont pas des
excitations vaines, dont on ne sait rien. Mais des matières à penser. Je fais
le pari qu’à force de rejouer le débarquement de Normandie, on se pose des
questions sur la guerre, à force de devenir expert en arme, on va se demander
ce qui nous fascine chez elle. Chaque type de jeu, FPS (First Personal Shooter)
ou MMO (Jeu massivement multijoueur) nous prédispose différemment. Dans les
jeux massivement multijoueurs, il faut apprendre la multitude et le groupe,
apprendre à s’intégrer, à tenir sa place… La récompense étant
l’illusion groupale, cette impression que chacun vit le groupe, tant et si
bien qu’on peut avoir de la peine à le quitter. Dans un jeu de stratégie
temps réel, le joueur doit gérer plusieurs unités en même temps, la récompense
étant le fantasme de toute-puissance et d’omniscience. Dans un FPS, incarner
un snipper permet de travailler sa toute-puissance à l’état brut, avec son
revers, c’est-à-dire la grande vulnérabilité de son personnage. Incarner un
dynamiteur qui créé des explosions et abat les murs qui l’entourent, renvoi
aux murs internes qu’on se battit et aux brèches que l’on souhaite créer
en soit. Ce que l’on voit dans l’écran est un reflet de ce qu’il y a dans
notre psychisme. Mais sur un même écran, chacun ne voit pas la même chose !
On ne retire pas la même information d’une même image, disait Barthes, car
ce qui dans une image est important pour une personne ne l’est pas forcément
pour une autre. Dans les jeux vidéos, c’est la même chose.
InternetActu.net : Ni drogue, ni médicament.
Si les jeux ne rendent pas malades, peuvent-ils soigner ?
Yann Leroux : Les jeux ne soignent pas en soi. Ce ne sont pas des
drogues, mais ce ne sont pas non plus des médicaments miracles qui vont nous
soigner de la dépression. Ce qui soigne, c’est de pouvoir parler à
quelqu’un d’autre. Ce que le jeu vidéo procure, c’est un soulagement.
C’est un début sur le chemin du soin, mais ce n’est pas un soin.
Quelqu’un de très énervé peut décharger son énergie sur sa console de jeu
pour diminuer les tensions sur le moment, mais cela ne règle pas les problèmes
de fond. S’il fabrique de la colère, il faut qu’il parle de la situation
qui lui a fait problème et qu’il traduit sous cette forme. Certains
dispositifs proposés par des psychologues peuvent soigner. On peut soigner des
phobies par exemple via des expériences immersives, mais ces phases de soins médiatés
font partie d’un processus thérapeutique plus large, construit autour de
situations et de discussion avec le comportementaliste. Le but est de réduire
les réactions anxieuses en présentant le stimulus de façon répétitive, puis
en déconstruisant les processus cognitifs mis en place pour maintenir l’anxiété.
Le thérapeute est donc toujours là. La machine ne l’efface pas. Ce n’est
pas la page blanche et le crayon qui soignent l’enfant qui dessine, mais
l’interprétation qu’en donne le psychanalyste et l’échange de parole
entre l’enfant et le thérapeute.
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