A la Rencontre des idées et des pratiques en psychologie et psychanalyse

René Major (suite)

La chronologie de la carrière de René Major est assez compliquée à saisir puisqu'il occupa des fonctions et s'impliqua dans de nombreuses actions souvent de façon concurrente. Aussi, mon récit devra parfois effectuer quelques retours en arrière que le lecteur pardonnera sans doute. Son œuvre écrite est considérable et variée. Sans aucunement chercher à la résumer, je tenterai, au fil de son élaboration, d'en faire une présentation au lecteur en cherchant à dégager certains des grands axes de la réflexion de l'auteur. 

Origines

C'est à Montréal, le premier novembre 1932, que René Major vit le jour. Originaire du quartier Saint-Paul, d'un milieu bien ancré dans la religion catholique, comme l'ensemble de la société de l'époque, René Major, après avoir complété ses études primaires à l'école du quartier, devint pensionnaire au collège Sainte-Thérèse pour le début de son cours classique. Ses parents ayant déménagés dans le nord de la ville, il eut l'occasion de terminer les deux dernières années de son cours au Collège André-Grasset.

Inscrit en médecine à l'Université de Montréal, René Major se plongea dans la lecture de l'œuvre de Freud et prit connaissance avec une passion grandissante des lois de la vie inconsciente, une découverte qui lui apparaissait déjà comme l'une des plus importantes du XXe siècle. Lisant Freud, mais aussi certains de ses disciples parmi les plus originaux, Groddeck ou Frieda Fromm-Reicham, René Major décida de se spécialiser en psychiatrie.

En 1958, René Major a été, avec Julien Bigras, du tout premier groupe d'étudiants admis en résidence à l'Institut Albert-Prévost. Ce nouveau programme de résidence en psychiatrie, le premier en milieu francophone, avait été mis sur pied sous la direction de Camille Laurin dans le but d'éviter aux étudiants l'exil temporaire auquel ils étaient jusqu'alors contraints. Le programme de résidence offert alors à l'Institut Albert-Prévost faisait une large place à la psychanalyse.

Après deux années de résidence, les deux seules alors offertes à Montréal, René Major tira profit d'un programme d'échange permettant à des étudiants québécois d'aller étudier en France pendant une année. Il préféra la France aux États-Unis et à l'Angleterre pour poursuivre sa spécialisation. Il raconte :

Mes deux années à l'Institut Albert-Prévost ne firent que m'inciter à poursuivre dans cette voie. Camille Laurin, qui dirigeait l'Institut, m'y encouragea fortement. Il m'aida à obtenir un poste chez Jean Delay à Sainte-Anne. (Major, 2002)

Lorsqu'il quitta pour la France, René Major ne se doutait pas que ce départ serait définitif. Au contraire, il avait déjà fait des démarches pour qu'à son retour il puisse se joindre soit à l'équipe du Allan Memorial Institute, à Montréal, soit à celle du Boston Massachusset Hospital, aux États-Unis, deux institutions alors fortement imprégnées de la pensée psychanalytique. Mais son destin était ailleurs.

Un nouveau monde

En France, Henri Ey avait développé l'habitude de convoquer à intervalles irréguliers un colloque qui réunissait, l'espace de quelques jours, des penseurs de tout premier plan qui se penchaient sur un sujet déterminé d'avance. De ces colloques, le plus marquant fut probablement celui de l'automne 1960. Ey avait mis plusieurs années à préparer cette rencontre qu'il a voulu faire porter sur le vaste thème de l'Inconscient.

La brochette des invités était très impressionnante. On y retrouvait les psychanalystes Serge Lebovici, René Diatkine, Conrad Stein, André Green, Serge Leclaire, François Perrier, Jean Laplanche et J.-B. Pontalis. Les philosophes invités furent Paul Ricoeur, Maurice Merleau-Ponty, Henri Lefebvre, Alphonse de Waelhens et les représentants de la psychiatrie, Georges Lanteri-Laura, Claude Blanc, Sven Follin et Catherine Lairy. Tous ces gens présentèrent des textes qui furent mis à discussion par les participants. À ceux déjà nommés, il faut ajouter des intervenants de marque : Eugène Minkowski, François Tosquelles, Jean Hyppolite et celui dont les thèses constituaient le tissus principal de ces échanges animés, Jacques Lacan.

Le colloque de Bonneval de 1960 sur l'Inconscient (Ey, 1966) constitue encore aujourd'hui, plus de quarante années plus tard, un grand classique. On peut deviner, à la lecture de ces discussions passionnantes et passionnées l'effet d'éblouissement qu'elles eurent sur le jeune résident en psychiatrie qu'était alors René Major. Plusieurs années plus tard, alors qu'il organisa lui-même des colloques de grande envergure, il aura une pensée pour cette rencontre de 1960 qui l'avait profondément marqué. Assoiffé de connaissances et de stimulation intellectuelle, il découvrait alors un monde bien éloigné de celui qu'il avait connu dans le Québec de Duplessis et de l'omniprésente religion catholique avec laquelle il avait pour sa part déjà rompu.

Depuis longtemps attiré par la psychanalyse, René Major avait fait avant son départ des démarches auprès des deux groupes français issus de la scission de 1953, la Société psychanalytique de Paris et l'éphémère Société française de psychanalyse. Au regard de son œuvre et de sa carrière ultérieure, on pourrait s'étonner de voir René Major choisir la très officielle Société psychanalytique de Paris plutôt que la bouillonnante Société française de psychanalyse. Les raisons de ce choix sont certes multiples mais il semble que René Major ait déjà cherché à l'époque à ne pas se retrouver en position de disciple d'un grand maître dont la seule présence inhibe la liberté de penser.

En ce sens, la Société psychanalytique de Paris correspondait mieux à sa démarche puisque tout un groupe de penseurs originaux issus de diverses générations s'y côtoyaient, alors qu'à la Société française de psychanalyse les thèses puissantes de Lacan monopolisaient presque la vie intellectuelle, chacun cherchant à se positionner face à ces idées révolutionnaires.

C'est donc à l'Institut rattaché à la Société psychanalytique de Paris que René Major s'inscrira en formation. Tout en complétant sa résidence en psychiatrie à Sainte-Anne, il entreprendra une analyse sur le divan de Bela Grunberger, l'un des penseurs les plus originaux de la psychanalyse française à l'époque. Il fera ses contrôles sous la supervision de quatre didacticiens de grande réputation : Francis Pasche, Pierre Marty, Michel Fain et Catherine Luquet-Parat. Ce parcours tout à fait classique le mènera au titre de membre adhérent en 1967 puis à celui de titulaire en 1971.

René Major, contrairement à la grande majorité de ses compatriotes qui revinrent au Québec après avoir complété leur résidence en psychiatrie ou leur formation psychanalytique, décide alors de s'établir à Paris et d'y faire carrière. Seuls un tout petit nombre de québécois suivirent cette voie avec succès. Les autres rentrèrent au pays pour des raisons personnelles ou pour revenir apporter leur contribution à la société québécoise en pleine révolution tranquille.

René Major a toujours été très discret en ce qui concerne sa pratique clinique. Bien qu'il ait travaillé quelques années au Centre médico-pédagogique Claude-Bernard et au Centre de traitements psychanalytiques de l'Institut de psychanalyse, l'essentiel de sa pratique a eu pour lieu son bureau privé. Si plusieurs de ses textes font une large place à la clinique, il en parle généralement plus en l'évoquant qu'en racontant les détails d'une séance.

Influences : Lacan

Parallèlement à cette démarche institutionnelle assez conventionnelle, René Major participe à de nombreuses activités scientifiques hors des murs de la Société psychanalytique de Paris. Depuis Bonneval, il avait tissé de nombreux liens d'amitié au sein du milieu psychanalytique français, tant auprès des membres de la Société psychanalytique de Paris (Conrad Stein, par exemple) qu'avec ceux de la Société française de psychanalyse et de sa mouvance lacanienne en devenir.

Rapidement, René Major devint un participant assidu du séminaire de Jacques Lacan à Sainte-Anne puis dans les locaux de l'École Normale Supérieure. Il sera même appelé à y prendre la parole à quelques reprises et développera avec Lacan un lien d'amitié qui lui vaudra d'ailleurs d'être invité chez François Perrier le 21 juin 1964, jour où Lacan, désormais exclu de l'IPA, fonde l'École française de psychanalyse (EFP) qui sera rebaptisée École freudienne de Paris (EFP).

René Major fut l'un des rares à relever et à chercher à interpréter le fait que Lacan ait tenu à ne pas prononcer lui-même le fameux "Je fonde, aussi seul que je l'ai toujours été dans ma relation à la cause psychanalytique, l'École française de psychanalyse ...". En effet, Lacan avait d'abord enregistré son discours chez Perrier quelques jours plus tôt puis avait voulu que Perrier lui-même lise le texte lors de la séance de fondation. Ce dernier refusant de se substituer au Maître, ce fut le discours enregistré qui fut entendu. Lacan n'arriva qu'après l'audition de l'enregistrement, un procédé qui, aussi curieux qu'il soit, fut "oublié" par la grande majorité des participants. La distance que conservera toujours René Major face à Lacan lui permit probablement d'être un observateur plus rigoureux des événements, d'autant plus qu'il manifestera tout au long de sa carrière, un vif intérêt à la fois pour l'histoire, pour les événements fondateurs et ceux qui servent à établir une certaine légitimité.

D'ailleurs, si l'œuvre de Lacan reste une référence majeure dans la pensée de René Major, c'est le plus souvent pour la questionner, la déconstruire et l'examiner en conservant une distance critique. Face à Lacan lui-même, il adoptera un peu la même attitude :

Au Chef d'École qui me sollicitait d'entrer dans les rangs, je répondis ce jour-là : " Monsieur, nous avons d'excellents rapports. Je tiens à les conserver. " À quoi il s'empressa de me dire sur le ton que ses familiers connaissaient : " Comme vous avez raison, mon cher. " (Major, 2001, page 9)

Un peu plus loin il poursuit :

Nos rapports demeurèrent en effet des plus courtois longtemps après que j'eus cessé d'assister à son Séminaire. Je ne l'avais pas suivi au second déménagement, à la Faculté de Droit. Ce qui ne nous empêcha ni de nous téléphoner ni de nous rencontrer. (Major, 2001, page 9)

Par la suite, lorsque René Major aura fondé Confrontation et se sera éloigné du groupe lacanien, les deux hommes continueront d'entretenir une relation empreinte de respect et de cordialité. Il raconte à Alain Didier-Weill que :

J'ai déjà évoqué mon rapport personnel à Lacan comme étant d'une grande proximité et d'une infinie distance. [...] Je n'ai pas été, je l'ai dit, en analyse avec lui, et n'ai pas fait partie de l'École freudienne, bien que j'aie toujours entretenu d'étroits rapports avec plusieurs membres de l'École et souscrit à la plupart des principes directeurs. (Didier-Weill, 2001, page 227)

D'ailleurs, une importante partie de l'œuvre de René Major peut être considérée comme une sorte de commentaire critique de la pensée lacanienne. Ainsi, le statut de la lettre dans l'inconscient, à partir du fameux séminaire sur la lettre volée, revient hanter plusieurs textes de Major.

Influences : Derrida

La rencontre qui fut peut-être la plus significative pour René Major fut celle du philosophe Jacques Derrida, déjà reconnu à l'époque comme l'un des plus brillants de sa génération et certes l'un des plus dérangeants. Major raconte :

Ma rencontre avec Jacques Derrida fut assez précoce. Elle date des années soixante. Elle fut favorisée par mes amis Nicolas Abraham et Maria Torok. Lorsque je fis ma première conférence à l'Institut, en 1967, sur " l'économie de la représentation ", Jacques Derrida, à ma grande surprise, était dans la salle. Puis il y eut Confrontation, puis le Collège international de Philosophie (où Derrida me demanda de venir). En un mot, c'est la rencontre de deux dissidences et l'histoire d'une longue et fidèle amitié. (Major, 2002)

La philosophie de Jacques Derrida, qui se définit lui-même comme un ami de la psychanalyse, forme le noyau de ce que certains nomment, avec un peu d'exagération, l'école derridienne de psychanalyse dont on dit parfois que René Major est le principal représentant. Cette appellation est inexacte pour plusieurs raisons dont le fait que cette pensée n'est pas propice à faire école et que Major n'est pas quelqu'un à être disciple. Dire que la pensée de Derrida a profondément marqué l'œuvre et la carrière de René Major relève par contre de l'évidence et ce dernier le reconnaît volontiers.

C'est en 1967, dans " De la grammatologie ", que Jacques Derrida proposa pour la première fois le concept de " déconstruction ", un terme que, selon ses convictions sur le savoir, il se garde bien de définir. Roudinesco cerne ainsi le concept:

Il signifie déposition ou décomposition d'une structure. Dans sa définition derridienne, il renvoie au travail de la pensée inconsciente (" ça se déconstruit "), et qui consiste à défaire sans jamais le détruire un système de pensée hégémonique ou dominant. Déconstruire, c'est en quelque sorte résister à la tyrannie de l'Un, du logos, de la métaphysique (occidentale) dans la langue même où elle s'énonce, avec l'aide du matériau même que l'on déplace, que l'on fait bouger à des fins de reconstructions mouvantes. (Derrida et Roudinesco, 2001, pages 11 et 12)

En fait, dès 1967, Jacques Derrida avait senti le besoin d'intégrer à sa pensée la psychanalyse pour remettre en question l'illusion d'une " présence pleine ". Il trouva alors dans la notion d'inconscient l'idée d'une certaine absence à soi-même, ce qui amena d'ailleurs Derrida et Major à élaborer ensemble par la suite le concept de " désistance " qui occupera une place importante dans les travaux de René Major.  Au plan théorique, René Major sera amené à s'interroger sur le statut du sujet, en particulier dans la clinique psychanalytique, et conséquemment sur l'élaboration d'une éthique psychanalytique, posant la question de la légitimité de l'interprétation et de la position de l'analyste. Si son travail est marqué par la méthode derridienne et par certaines thématiques communes, il demeure entièrement personnel et conserve son originalité.

Même si ce genre de classification a toujours un petit côté réductionniste, il serait assez juste de dire que René Major appartient dans la psychanalyse française à ce qui a constitué un temps une voie originale qui avait pour noyau les théorisations trop souvent méconnues de Nicolas Abraham et de Maria Torok, tous deux proches de Derrida et amis de René Major. Ceux-ci, à partir de bases philosophiques différentes de celles explorées par Lacan, indépendamment de ses enseignements et avec leur propre trajectoire, s'intéressèrent aussi au signifiant, au sujet et au pouvoir du langage, ce qui ne fut pas sans déranger le Maître.

La relation complexe que Lacan entretint avec Derrida, empreinte d'une certaine méfiance, aura des répercussions dans la carrière de René Major. Plusieurs fois au cours de sa carrière il sera pointé du doigt par des opposants, provenant souvent de groupuscules lacaniens, comme étant au service de Derrida que l'on soupçonne alors de vouloir dominer le monde psychanalytique. Certaines controverses qui auront cours à partir de 1980 se feront sur cette base assez étonnante. Quelques-uns critiquant même les États généraux de la psychanalyse en y voyant une tentative de prise de pouvoir par Derrida.

Du côté de l'institut

Pendant ses années de formation puis ses premières années de pratique, René Major suivit un parcours assez classique malgré ses fréquentations hors les murs avec ses collègues de la Société française de psychanalyse puis de l'Association psychanalytique de France et de l'École freudienne de Paris.

Pourtant, au cours des années 60, la Société psychanalytique de Paris est le foyer de diverses tensions, suivant en cela les mœurs de l'époque, visant à remettre en question les structures de fonctionnement de la Société et de l'Institut dans le sens d'une plus grande démocratisation. S'affrontent diverses tendances plus ou moins regroupées entre progressistes et conservateurs. Devenu didacticien au début des années 70, René Major, peu impliqué jusqu'alors dans ces débats, est nommé en 1972 secrétaire de l'Institut sous la présidence de André Green. Il plonge alors dans ce qu'il conviendrait d'appeler la tourmente institutionnelle qui secouera la Société psychanalytique de Paris pendant plusieurs années, une tourmente que René Major marquera profondément par les idées qu'il défendra avec acharnement et par ses prises de position radicales et souvent provocatrices.

Alors qu'il est secrétaire de l'Institut, de nouvelles règles de fonctionnement sont finalement adoptées, soulevant l'espoir que les problèmes institutionnels soient en voie de résolution. La suite des événements démontra toutefois rapidement que ces nouveaux statuts conçus de façon à protéger les droits de chaque groupe (affiliés, adhérents et titulaires) rendaient dans les faits quasi impossible toute réforme, tout changement, pour peu qu'il soit contesté même par un nombre restreint. Cela prendra plusieurs années encore avant que la Société psychanalytique de Paris arrive à actualiser sa volonté de démocratiser et de moderniser le fonctionnement de son institut de formation.

C'est dans ce contexte bien particulier qu'en janvier 1973 René Major devient le plus jeune directeur de l'Institut. Dès lors, les conflits vont s'ouvrir sur plusieurs fronts, les combats seront souvent violents et, pour poursuivre la métaphore militaire, les victimes nombreuses.

Aussitôt entré en fonctions, René Major se lance dans une vigoureuse démarche de rationalisation du personnel de l'Institut, supprimant à droite et à gauche les postes d'employés jugés inutiles, s'aliénant par le fait même plusieurs de ceux qui restaient. Si bien que ce mécontentement est probablement à la source d'un ajout indiquant sur les papiers officiels transmis aux autorités légales que le nouveau président, René Major, n'était pas de nationalité française, ce qui, en vertu de la loi en vigueur alors, forçait l'institution à se soumettre à de nombreux contrôles administratifs fastidieux.

René Major, qui croyait bien obtenir sa naturalisation française en quelques semaines, dut attendre près de dix années, jusqu'en 1983, pour devenir français. À l'époque, donc, il fallut débattre de la position qu'allait adopter l'Institut. Après de nombreuses réunions houleuses passées à discuter de grands principes, c'est finalement une solution essentiellement pratique qui fut adoptée en janvier 1974. Une demande de dérogation temporaire fut acceptée par les autorités, mettant un terme à ce débat.

Un deuxième front s'était entre temps ouvert à propos de ce que l'on pourrait appeler l'affaire Abraham. Vers la fin de l'année 1972, peu avant sa nomination à titre de directeur de l'Institut, René Major avait entendu parler dans les coulisses de l'Institut d'une histoire nébuleuse entourant le refus fait à Nicolas Abraham d'accéder au statut de membre adhérent (il était alors affilié). Abraham fit part de ses appréhensions à René Major de qui il était un proche ami. À ses yeux, seule une intervention de son analyste auprès de la commission d'enseignement, en contravention aux règlements de l'Institut, pouvait expliquer ce refus. Après son entrée en fonction, René Major effectua des recherches qui lui permirent de mettre la main sur deux lettres, l'une datant de 1958, l'autre de l'année suivante, écrites selon toute vraisemblance par l'analyste de Nicolas Abraham et recommandant que la cure de son patient ne soit pas validée pour des fins de formation. La commission de l'enseignement avait à l'époque refusé de suivre cette voie mais les lettres avaient été invoquées dix ans plus tard pour bloquer la demande d'accès au statut d'adhérent.

Si la confirmation de ses doutes rassura d'une certaine façon Nicolas Abraham, l'affaire continua à hanter les coulisses de l'Institut pendant plusieurs années d'autant plus que l'analyste concerné était un membre prestigieux de la Société psychanalytique de Paris qui occupa, avec son épouse, diverses fonctions administratives de premier plan.

En 1978, peu après la mort prématurée de Nicolas Abraham, René Major publia un texte lourd de tensions retenues, sous le couvert d'un pastiche du célèbre texte de Edgar Allan Poe " La lettre volée " et qu'il intitula " La lettre sous le manteau ". Dans ce texte codé, René Major raconte l'affaire Abraham et s'attaque, en jouant avec les mots des fameuses lettres, à certains aspects de la vie privée de l'analyste de celui-ci.  

Détail que l'on ne peut passer sous silence, Nicolas Abraham et René Major avaient eu le même analyste.

Le troisième front fut constitué par la poursuite des tentatives de démocratisation de l'Institut et de la Société psychanalytique de Paris. De multiples discussions débouchèrent en avril 1974 sur une motion pilotée par Michel de M'Uzan et quelques collègues proposant des réformes et demandant la tenue d'une assemblée générale spéciale extraordinaire fixée pour le 15 mai 1974.   Toutefois, le torchon avait trop brûlé et, avant la tenue de l'assemblée, 26 titulaires signèrent une motion de défiance chassant René Major de la direction de l'Institut. Ce fut André Green qui reprit le poste.

Le passage de René Major à la direction de l'Institut n'aura duré qu'une quinzaine de mois mais aura été fort mouvementé. On devine, à faire le bilan de cette période, que, s'il a pu compter sur de grands amis, il s'est aussi attiré plusieurs inimitiés. D'ailleurs, alors même qu'il était destitué, une plainte, que l'on a cru, probablement avec raison, provenir de quelqu'un rattaché à la Société psychanalytique de Paris, pour pratique illégale de la médecine a été déposée contre lui. Même s'il fut blanchi par la suite de ces accusations, cet épisode montre bien combien le climat était à l'époque tendu et chargé de ressentiment et même de haine. L'attitude provocatrice de René Major n'était pas de nature à calmer les esprits.

Confrontation

Le lecteur trouvera sans doute que durant les quelques mois dont nous venons de parler, René Major était un homme très occupé. Pourtant, nous n'avons pas encore parlé de ce qui fut probablement son apport le plus important à la psychanalyse et dont les débuts sont contemporains et solidaires de toutes ces crises institutionnelles.

C'est au cours de l'année 1973-1974 que René Major mit sur pied un séminaire qui, dès l'année suivante, avec la complicité de Dominique Geahchan, prendra le nom de Confrontation. Naissait alors un espace psychanalytique original qui marqua profondément le paysage intellectuel français et le mouvement psychanalytique dans son ensemble.

Fondé par un québécois exilé en France en attente de naturalisation, à la fois directeur de l'Institut et bouillant contestataire, et un libanais catholique, homme chaleureux et raffiné, Confrontation avait pour objectif de réunir des psychanalystes de tous les horizons institutionnels en un vaste forum où la psychanalyse était confrontée aux arts et aux sciences humaines.

Élisabeth Roudinesco raconte dans une conversation avec Jacques Derrida sa rencontre avec Confrontation :

À cette époque, en s'inspirant de votre travail, [René Major] " déconstruisait " les dogmes et les rigidités de la pensée psychanalytique dominante, en réunissant dans un espace nommé Confrontation toute la jeunesse psychanalytique de France, une jeunesse en mal d'institution, et dont je faisais partie, une jeunesse confrontée d'un côté à la bureaucratie des sociétés de l'IPA et de l'autre à l'agonie du dernier grand maître vivant de la psychanalyse : Jacques Lacan. (Derrida et Roudinesco, 2001, page 270)

Confrontation s'inscrit tout à fait dans la lignée des convictions de René Major qui remettait continuellement en question les institutions et le savoir établi pour tenter de dégager une plus grande liberté de penser. De fait, Confrontation fut un formidable lieu de parole, le seul endroit à l'époque où des gens appartenant aux diverses institutions pouvaient entretenir un dialogue ouvert. Dans le contexte de tension qui dominait alors, les rencontres de Confrontation prenaient souvent un caractère très émotif, tant dans les disputes que dans les réconciliations. 

Mais revenons aux débuts de Confrontation. Mis sur pied par le directeur de l'Institut, un directeur bientôt déchu de ses fonctions, Confrontation réunissait de plus en plus de participants provenant tant de la Société psychanalytique de Paris que des autres organisations psychanalytiques dans les locaux de l'Institut. On y faisait le procès des institutions et des savoirs constitués en dogmes, quels qu'ils soient.

La formule adoptée au début est simple et efficace. Un auteur est invité à venir discuter de ses écrits avec les participants. S'y retrouvent des gens de toute provenance, dont Guy Rosolato, Michel Neyreault, Michel de M'Uzan, Nicolas Abraham et Maria Torok, bientôt suivis par J.-B. Pontalis, Piera Aulagnier, François Perrier, Vladimir Granoff, Serge Leclaire et bien d'autres. Le nombre de participants croîtra si rapidement que l'Institut profitera de cette situation pour forcer les organisateurs à se trouver un nouveau local plus grand et, surtout, hors les murs. Confrontation déménagera dès 1976 à la Maison des arts et des métiers.

De séminaire à ses débuts, Confrontation devient en 1977 une association officielle ayant sa propre existence légale. Elisabeth Roudinesco raconte cette époque :

[L'association] a pour objet la recherche psychanalytique à l'exclusion de tout projet de formation. À cet égard, elle est la première du genre dans l'histoire française de la psychanalyse puisque ses membres éventuels peuvent garder leur appartenance à leurs sociétés respectives ou ne faire partie d'aucun autre groupe. Fondée par Chantal Talagrand, la femme de Major, et Dominique Geahchan, elle est une association française. Le nom de son principal initiateur ne figure pas sur ses statuts. Major attend toujours sa naturalisation et n'a aucune raison de créer une société étrangère qui serait ensuite obligée de redevenir française faute de membres étrangers. Elle se définit elle-même comme un autre lieu offrant une alternative aux discours codés par les effets de transfert inhérents aux institutions psychanalytiques. Véritable société scientifique, Confrontation va devenir au fil des années une sorte d'université libre avec ses multiples séminaires, des colloques internationaux et des fêtes. (Roudinesco, 1986, page 609)

L'initiative de René Major était déroutante et dérangeante pour les institutions en place puisqu'elle déplaçait les débats sur un autre terrain, hors des relations de pouvoir. Si la Société psychanalytique de Paris était tiraillée par des tensions reliées à la difficile démocratisation de son fonctionnement institutionnel, l'École freudienne de Paris était pour sa part profondément ébranlée par l'échec de la passe, la montée de l'orthodoxie millérienne et le formalisme du Lacan du mathème. Élisabeth Roudinesco écrit à ce sujet :

N'étant pas une société bureaucratique, l'EFP est beaucoup plus fragile que les dinosaures de l'IPA. Quand elle est traversée à la fois par l'esprit de la contestation et par celui de l'ordre, elle risque la débandade. C'est pourquoi, paradoxalement, Confrontation désorganise beaucoup plus l'EFP que la SPP alors que sa création initiale avait pour objectif premier de troubler l'ordre interne de l'Institut en y faisant parler un discours " étranger ". (Roudinesco, 1986, page 610)

Confrontation n'était pas que ce lieu ouvert, non institutionnel, où pouvaient se côtoyer et discuter des psychanalystes de toute provenance et des intellectuels non analystes . Le talent d'organisateur de René Major a vite fait de doter le groupe de sa propre revue, les Cahiers Confrontation, qui seront publiés pendant une dizaine d'années, et de colloques de premier plan qui furent organisés, toujours en promouvant les mêmes valeurs d'ouverture, de spontanéité et de remise en question, fidèle en cela à l'optique déconstructiviste.

Parallèlement aux activités de Confrontation, René Major devint en 1977 directeur d'une nouvelle collection chez Aubier/Montaigne à laquelle il donna le nom de " La psychanalyse prise au mot ". Il inaugura la collection en publiant son premier livre " Rêver l'autre ", une œuvre qui reprend, comme il le fera souvent par la suite, une série de textes qu'il a déjà publiés dans des revues scientifiques. Cette collection s'est depuis enrichie de nombreux titres d'importance faisant une large place à des ouvrages d'une grande originalité explorant les méandres de l'inconscient humain.

" Rêver l'autre ", un livre qui suscite encore aujourd'hui l'intérêt des cliniciens, se situe dans la mouvance des réflexions fondamentales menées en France à cette époque à propos de la pratique psychanalytique et qui s'est cristallisée autour du classique de Serge Viderman " La construction de l'espace analytique ". Dans " Rêver l'autre ", René Major utilise avec efficacité sa grande capacité de réfléchir sur son travail clinique pour aborder des thèmes qui parcourront toutes ses œuvres ultérieures : la question du pouvoir de l'analyste et de ses paroles, de même que l'élaboration d'une éthique qui en rendrait compte.

Dès 1979, René Major publiera un second volume intitulé " L'agonie du jour ". C'est probablement son œuvre la plus éclatée, où la forme de l'écriture glisse par moment vers l'œuvre de fiction, comme dans le pastiche qu'il fait du texte de Edgar Allan Poe qu'il intitule " La lettre sous le manteau ". Ce livre, plus déconcertant que le précédent, est aussi d'une lecture plus ardue. Le style adopté par Major s'apparente toutefois moins au maniérisme lacanien qu'à la recherche utilisant la méthode derridienne du travail de pensée à partir du travail sur les mots. Si on y retrouve toujours la préoccupation éthique, c'est surtout sous la forme d'une dénonciation des diverses formes d'aliénations que favorisent les institutions, fussent-elles psychanalytiques..

Confrontation fut une merveilleuse aventure, une de ces rares périodes de grande créativité, un moment charnière de l'histoire où restent suspendus l'espace d'un temps les contraintes organisationnelles et les idéologies de groupe. Confrontation devait ou bien s'éteindre en pleine splendeur, ou bien courir le risque de se détourner de ses objectifs ambitieux et idéalistes. Ce fut, heureusement dirait-on, la première éventualité qui prévalut. Élisabeth Roudinesco écrit à ce sujet :

Confrontation est une belle aventure qui a les qualités esthétiques de son principal initiateur. Mais comme toutes les entreprises de " déconstruction " elle se mire dans l'éphémère beauté de sa jeunesse. Elle est le Directoire avant le Consulat, avec ses incroyables et ses merveilleuses, elle est la liberté arrachée entre deux règnes. Aussi est-elle un simulacre de révolution. Elle ne survivra pas à l'effondrement de l'EFP et cessera d'exister, sans se dissoudre, en 1983. (Roudinesco, 1986, page 609)

Confrontation fut, pour la psychanalyse française, un véritable Mai 68, avec ses élans d'enthousiasme et ses débordements passagers.

Devant les tribunaux

Même absorbé par l'organisation de Confrontation dont il était l'âme dirigeante, René Major n'en continuait pas moins de mener la rébellion au sein de l'Institut dont il était toujours membre. Un épisode de cette lutte donne un bon aperçu de l'opiniâtreté que René Major peut démontrer lorsqu'il s'agit de défendre des causes auxquelles il croit profondément.

Pour faire une longue histoire courte, rappelons qu'en 1972 les statuts de l'Institut avaient été modifiés et que désormais une majorité de chacun des collèges (titulaires, adhérents et affiliés) était nécessaire pour qu'un changement soit mis en vigueur. Puisqu'un tel consensus était presque impossible à obtenir, toute innovation était anéantie dès le départ. Durant l'année 1974, un autre projet de modification des statuts est mis aux voies et recueille l'appuie de 120 des 154 votants mais sans que la majorité ne soit obtenue chez les titulaires. La pression du groupe finit par forcer un compromis autour d'un accord de fonctionnement temporaire devant être réévalué par la suite.

Toutefois, cet accord provisoire fut reconduit d'année en année sans être soumis au vote de l'Assemblée Générale. Considérant cette façon de faire inacceptable, René Major, Conrad Stein et Serge Viderman cessèrent de payer leur cotisation à l'Institut dans le but de forcer le collège des titulaires à les entendre dans le cadre des procédures prévues pour radier les membres en défaut de paiement. Dès lors, leurs opposants cherchèrent plutôt, mais sans succès, à modifier les règlements de façon à ce que la radiation devienne automatique, sans autre formalité.

En 1979, suite à de nombreuses péripéties, l'accord provisoire est abandonné au profit du fonctionnement prévalant en 1973. Alors, les règles sont modifiées pour permettre la radiation automatique, c'est à dire sans que ne soient entendus les accusés. La situation se radicalisant encore, huit titulaires, dont René Major, entreprennent des poursuites légales contre l'Institut qui réplique en poursuivant Major, Stein et Viderman.

Avant que l'affaire ne soit entendue, un compromis amène l'Institut à retirer ses nouvelles dispositions concernant la radiation et Stein et Viderman acceptent de régulariser leur situation. Major refuse et continue seul la confrontation légale qui se terminera par une sorte de match nul : il n'est pas prouvé que l'Institut a volontairement contrevenu à ses statuts, mais la radiation de René Major ne peut se faire que selon les règles, c'est à dire après l'avoir entendu.

Toute cette histoire plutôt désolante et en bonne partie stérile atteindra son paroxysme en1984 lors d'une Assemblée Générale convoquée encore une fois pour modifier les statuts de façon à pouvoir radier sans autre formalité un membre en défaut de paiement, ce qui vise directement René Major. Lors de l'assemblée, celui-ci fait la lecture d'un texte enflammé dans lequel il se compare à une victime d'un état totalitaire, évoquant les régimes communistes et les dictatures sud-américaines. Ce qui fera déraper définitivement le débat sera l'évocation du seul psychanalyste non-juif à avoir refusé la politique de " sauvetage " de la psychanalyse dans l'Allemagne Nazie.

L'utilisation peut-être abusive de toutes ces comparaisons fera en sorte que le débat sur les idées fera place à de véhémentes protestations indignées de la part de plusieurs titulaires visés par René Major dont certains sont juifs et ont connus, eux ou leurs proches, des persécutions d'une toute autre nature. Se sentant traités de Nazis, ils se considèrent insultés et même profondément blessés.

Ce sera là le dernier round de cet affrontement qui aura indisposé bien des gens du milieu psychanalytique. Le conflit et ses nombreux excès aura provoqué une telle lassitude que plusieurs s'en désintéressèrent. Il faudra encore près de trois ans pour qu'un règlement intervienne et que l'Institut soit dissout pour être fusionné avec la Société.

On peut penser que les provocations et l'obstination de René Major ont contribué à crever l'abcès, mais d'autres pourraient soutenir que cela contribuait plutôt à envenimer la situation.

Contre le silence

On ne peut saisir toute la portée de la carrière et de l'œuvre de René Major sans évoquer sa véritable passion pour la défense des droits de la personne. Il s'est en effet impliqué personnellement dans plusieurs causes à caractère social ou politique. Il profita par exemple du congrès sur l'Inconscient organisé en Georgie en 1979 pour, avec une attitude très provocante, dénoncer le totalitarisme du système soviétique qu'il compare à celui qu'il dit vivre dans sa propre société psychanalytique. 

Interrogé par les animateurs du site Internet Œdipe, Major explique ainsi son implication :

Pour ma part, je n'ai jamais appartenu à un parti politique. Ceci étant, j'ai toujours été engagé dans la réflexion et l'action politiques. Mais cela s'est toujours fait " hors appareils ". Ce fut notamment le cas pour les questions liées à la décolonialisation, ce fut également le cas, lors de la réunion de Tbilissi organisée en URSS [...]. Ce fut le cas aussi en Amérique du Sud lorsqu'on s'est battu pour la libération des prisonniers politiques qui étaient torturés, à une époque où l'IPA s'était refusée à prendre position contre la torture en Argentine, alors même que cela lui était expressément demandé par une société composante. (Jollivet et al., 1998)

Il ajoute du même souffle :

D'ailleurs une partie de l'oligarchie dans certains pays d'Amérique du Sud, engagée dans la psychanalyse, apportait son soutien aux régimes militaires. Et cela a été couvert par l'IPA comme nous le savons aujourd'hui. (Jollivet et al., 1998)

C'est toutefois sur des questions concernant le vaste mouvement psychanalytique qu'il fut le plus actif, en s'intéressant principalement à deux épisodes de l'histoire de la psychanalyse étroitement reliés entre eux et ayant tous deux rapport à la politique de l'IPA face à des dictatures.

Un retour en arrière est ici nécessaire puisque certains de ces faits sont encore aujourd'hui méconnus. À la fin des années vingt et au début des années trente, le cœur de l'organisation psychanalytique se trouve à Berlin où une brillante équipe de psychanalystes assure la suite du travail de Karl Abraham. Parmi ceux-ci, une forte majorité de psychanalystes juifs qui comptent parmi les plus importants de leur génération.

La montée du parti National Socialiste puis son accession au pouvoir fera craindre pour la survie de la psychanalyse en Allemagne. C'est alors qu'une " politique de sauvetage " de la psychanalyse est élaborée puis mise en application avec les graves conséquences qu'elle aura. Proposée d'abord par un groupe de psychanalystes allemands non-juifs ( Felix Boehm, Carl Müller-Braunschweig, ...) puis appuyée par la suite par Jones, alors président de l'IPA, cette politique fut même approuvée au début par Freud qui se montrait alors plus préoccupé par la menace pesant sur son œuvre du fait des dissidents que par la situation mondiale.

En 1935, dans le but de ne donner aucun prétexte aux autorités d'interdire la psychanalyse, il fut convenu que tous les membres juifs devaient démissionner de la Société psychanalytique de Berlin. Nombre d'entre eux s'exileront un peu partout dans le monde, principalement aux Etats-Unis et en Angleterre, provoquant un déplacement du centre de gravité du mouvement psychanalytique. Un seul non-juif, Bernardt Kamm, quitta par solidarité avec ses collègues.

Il régna longtemps un lourd silence sur cet épisode peu glorieux de l'histoire et sur ce qui advint pendant la période nazie. Nous savons maintenant que la Société se fondit au sein de l'Institut Göring et une " psychanalyse " épurée de son esprit juif et de toute référence à des auteurs juifs put s'y pratiquer en conformité avec les valeurs sociales et politiques du système en place.

Après la guerre, la psychanalyse mit plusieurs décennies avant de pouvoir retrouver une certaine vigueur à Berlin, alors que des groupes comme celui de Francfort qui s'étaient sabordés lors de la montée du nazisme purent reprendre là où ils avaient laissé, sans traîner trop de cadavres dans leurs placards.

L'histoire ne s'arrête pas là. Les beaux jours de l'Institut Göring terminés, certains psychanalystes allemands sentirent le besoin de s'éloigner un peu dans des lieux où on posait moins de questions. Un de ceux là, Werner Kemper, didacticien analysé par Felix Boehm, obtint d'être envoyé au Brésil pour y consolider les bases d'une organisation. Il resta au Brésil jusqu'en 1967 laissant dans son sillage une société divisée marquée par le non-dit quant au passé de son principal fondateur.

La montée graduelle d'une dictature sanguinaire au Brésil ne menaçait pas directement la psychanalyse, le pouvoir politique n'ayant pas de raisons idéologiques de l'interdire. De plus, la même politique mise en place en 1935 en Allemagne fut adoptée : ne donner à la dictature aucune excuse pour s'attaquer à la psychanalyse.

En 1973 éclata une affaire d'une extrême gravité. Quelqu'un fit parvenir à Marie Langer une lettre accompagnée d'une découpure d'un journal clandestin faisant état du fait qu'un certain Amilcar Lobo Moreira, médecin et psychanalyste en formation à la Société psychanalytique de Rio de Janiero (SPRJ), participait à la torture des prisonniers politiques détenus par la police et les milices. Il y était spécifié que le candidat en question était en analyse didactique sur le divan de Leao Cabernite, lui-même président de la SPRJ et ancien analysant de Kemper.

Informé de cette " rumeur " préoccupante, le président de l'IPA à l'époque, Serge Lebovici, intervint pour obtenir des éclaircissements. Leao Cabernite l'assura que le Docteur Lobo était irréprochable et qu'il pouvait en répondre. La direction de l'IPA, après diverses démarches, reprit cette version des faits même si de sérieux doutes, d'ailleurs tout à fait fondés, persistaient. De plus, la dénonciatrice fut identifiée lorsqu'un graphologue, associé à la dictature, fut engagé pour comparer l'écriture de la lettre de dénonciation à celle des formulaires d'inscription d'un congrès de psychanalyse. Helena Besserman Vianna, une psychanalyste de gauche, fut désignée par ses propres collègues comme étant la " calomniatrice ". Elle faillit bien le payer de sa vie.

Lorsque la dictature céda peu à peu le pouvoir, vers la fin des années soixante-dix, des témoignages de prisonniers vinrent appuyer les allégations de participation à la torture impliquant Lobo. Il devint clair que les faits dénoncés en 1973 étaient véridiques (Lobo avouera d'ailleurs par la suite et même justifiera ses activités) et que Cabernite et la direction de la SPRJ avaient activement couvert les activités de leur candidat, bien au delà de ce que la peur ou la contrainte aurait pu expliquer.

René Major s'intéresse alors principalement à deux aspects de la question : le silence entourant ces événements qui demeurent plus ou moins enkystés et ses répercussions sur la formation des psychanalystes dans les jeux transféro-contre-transférentiels prévalant dans la transmission psychanalytique. En effet, si ces événements ont une portée historique et politique, ils ont aussi d'importantes implications sur le plan psychanalytique. La décision d'appuyer la " politique de sauvetage " de la psychanalyse en Allemagne, puis le désaveu dont elle fut l'objet, est en étroite relation avec les événements qui se déroulèrent au Brésil une trentaine d'années plus tard.

René Major, sensibilisé à ces questions par les travaux de son ami Nicolas Abraham, y verra un exemple de transmission au travers des générations d'un traumatisme qui fut l'objet d'un désaveu et qui revient hanter une autre génération aux prises avec l'impensable. C'est essentiellement pour cette raison que René Major travaillera avec acharnement à lever le voile, à dévoiler ces épisodes du passé jusqu'alors recouverts d'un lourd silence et masqués par une version officielle déformant les faits. Il s'impliquera dans cette affaire dès 1981 en organisant dans le cadre de Confrontation un colloque international en collaboration avec des groupes latino-américains portant sur la politique de la psychanalyse concernant la torture, un sujet bien rarement évoqué. Jacques Derrida, son grand compagnon de dissidence, y lira un texte important intitulé " Géopsychanalyse" (Derrida, 1981).

L'implication de René Major ne s'arrêtera pas là. En 1984 il fit publier un recueil de textes rassemblés et traduits par Jean-Luc Evard sous le titre " Les années brunes. La psychanalyse sous le IIIe Reich ". Il alla encore bien plus loin au milieu des années quatre-vingt-dix lors d'un épisode sur lequel nous reviendrons.

Chez les philosophes

Vers la fin des années soixante-dix, la France a connu une période de remise en question de l'enseignement semblable à ce que nous avons vécu au Québec un peu plus tard. En simplifiant beaucoup, disons qu'une pression s'exerçait sur les institutions scolaires pour qu'elles tendent vers l'efficacité pratique, un enseignement visant à former une main d'œuvre spécialisée utile à la société. En ce sens, des disciplines comme la philosophie se virent remises en question et certains n'hésitaient pas à en souhaiter ouvertement sinon la disparition, du moins une diminution de son importance.

C'est dans ce contexte qu'un groupe d'une vingtaine de philosophes et d'enseignants eut l'idée de lancer un appel pour la convocation d'États généraux de la philosophie. Empruntée à l'histoire française, l'idée des États généraux fait référence à la réunion, en situation de crise, de toutes les personnes concernées par un sujet dans le but de débattre en profondeur de la question et de définir un nouvel ordre et de préciser une orientation. Parmi ce groupe se trouvait Jacques Derrida. On sait que quelques vingt années plus tard ce sera au tour de René Major de reprendre cette idée pour l'appliquer au champ de la psychanalyse.

Les États généraux de la philosophie se tinrent à la Sorbonne en juin 1979 et réunirent plus de 1200 personnes de toutes provenances dans des discussion ouvertes et profitables. Une des retombées de ces rencontres fut la création du Collège international de philosophie en 1983 dont la direction fut confiée à Jacques Derrida. Ce fut donc lui qui eut l'occasion d'inviter René Major à se joindre à ce grand projet au titre de directeur du programme philosophie/psychanalyse.

Comme on a pu le voir plus tôt, à cette même époque Confrontation, qui avait rempli l'essentiel de sa mission, répondait moins à un besoin et plusieurs commençaient à investir leurs énergies ailleurs. Cette nomination au Collège international de philosophie arrivait donc à point et permit à René Major de poursuivre son travail dans ce nouveau cadre.

De 1983 jusqu'à la fin de son mandat, en 1992, René Major eut donc pour tâche d'organiser des séminaires, des conférences et des colloques autour de thèmes concernant l'intersection philosophie/psychanalyse, ce qui correspondait bien à sa démarche habituelle. Ce cadre fut donc propice à l'élaboration de sa pensée et de son œuvre écrite.

En 1984, René Major publia son troisième livre, une œuvre qui se situe bien dans la lignée des intérêts qu'il nourrit alors. Si " Rêver l'autre " et " L'agonie du jour " portaient le questionnement assez directement sur la clinique, " Le discernement ", qui a pour sous-titre " La psychanalyse aux frontières du droit, de la biologie et de la philosophie " élargit le champ d'étude. Poursuivant sa démarche qui consiste à réexaminer le savoir en tenant compte de la découverte freudienne de l'inconscient et de ses implications quant à toute théorie du sujet, René Major pose alors la question du statut de l'interprétation tant chez le superstitieux, le paranoïaque, le scientifique que chez le psychanalyste. Il se penche avec attention sur certains textes de Freud et sur le " séminaire sur la lettre volée " de Lacan pour remettre en question, en se référant aux travaux de Derrida, la position du nom propre.

Deux ans plus tard, René Major publie un autre volume qui constitue une suite logique de sa réflexion. Ce travail, qui est d'une lecture fascinante, porte sur le phénomène de " L'élection " avec pour sous-titre " Freud face aux idéologies américaine, allemande et soviétique ". Le premier paragraphe de l'ouvrage en donne une bonne idée :

Dans les moments cruciaux de l'histoire, la rencontre inattendue entre la perte des symboles d'une société et la tentation démesurée d'un homme de les incarner en son nom produit toujours la figure d'une apocalypse. Revêtant le masque de la fête, le visage de la mort laisse vite entrevoir ses traits grimaçants. Les rêves archaïques d'un peuple - fut-il le plus évolué - croisent alors la mission insensée que se donne un homme de produire dans la réalité la marque effacée de sa propre histoire. Une telle conjoncture détermine les contours d'une folie sociale qu'à défaut d'anticiper on se borne à subir. (Major, 1986, pages 7 et 8)

Le ton est donné. René Major cherche à comprendre comment un peuple peut en venir à se considérer l'élu, celui qui est désigné pour assumer une mission grandiose. Il travaille aussi à démontrer comment l'histoire personnelle d'un homme et surtout la marque de l'absence de certains signifiants dans cette histoire l'amène à incarner le destin d'un peuple. Encore là nous retrouvons la réflexion menée par l'auteur autour du statut du nom propre.

Pendant ces années, René Major participa à de nombreux colloques et produisit un grand nombre de textes. Il organisa aussi plusieurs rencontres dont un colloque de grande envergure en 1990 autour du thème audacieux " Lacan avec les philosophes " où il présente un texte dont le titre sera l'objet d'une vive contestation. Prévu pour être intitulé " Depuis Lacan : existe-t-il une psychanalyse (derridienne(? ", le texte fut finalement annoncé et publié sous le titre " Depuis Lacan : _____ " pour satisfaire aux exigences d'autres participants rebutés par la position accordée à Derrida dans le colloque. Ces questions de régie interne, qui révélèrent un malaise que le Collège put surmonter, ne doivent pas faire oublier la richesse et l'originalité des contributions présentées à cette occasion.

En 1991 Major fit publier un livre qui sera repris en 2001 sous le titre " Lacan avec Derrida : analyse désistentielle ". Ce livre dense est probablement celui qui plonge le plus directement au cœur des préoccupations et des idées de l'auteur. On y retrouve sa contribution au colloque de l'année précédente, mais aussi toute une série de textes de très grande qualité où il approfondit encore ses thèmes de prédilection qui concernent la conduite de la cure, de même que ce qu'il désigne fort justement comme " la raison depuis l'inconscient ".

L'ensemble du livre, pourtant composé de textes colligés, dégage une unité de pensée qui en fait une lecture très enrichissante. Une importante partie du livre est consacrée au fameux séminaire sur la lettre volée de Lacan que René Major aborde sous différents angles pour en faire une critique éclairante. Il se positionne résolument dans une perspective " depuis Lacan " dont il propose une relecture " avec Derrida ", en utilisant la méthode de déconstruction du texte. Le statut du sujet est au cœur de sa pensée, comme l'indique le sous-titre " analyse désistentielle ".

À la fin de son mandat au Collège international de philosophie en 1992, René Major poursuivit ses activités en se plongeant dans plusieurs projets d'importance. Toujours impliqué dans le domaine de l'édition, il lança en 1995 la revue " Contretemps " qui cherche à associer des artistes contemporains, des philosophes, des écrivains et des psychanalystes dans des échanges originaux et audacieux.

Durant la même période, il s'associe à Patrick Guyomard pour organiser une décade à Cerisy en juillet 1996 sous le thème qui lui est cher : " Depuis Lacan " (Guyomard et Major, 2000). René Major y présente un texte important consacré au " travail de l'aporie ", un sujet qu'il continuera à développer pendant plusieurs années. Son effort de remise en question de l'œuvre de Lacan, sa réflexion menée depuis plusieurs années concernant le statut de la lettre dans l'inconscient, les particularités et les implications du statut du sujet pour la psychanalyse mais aussi pour l'ensemble des champs de la pensée humaine s'y trouvent discutés sous une forme ou une autre.

Pendant ces années où René Major s'est d'avantage impliqué " du côté des philosophes ", il n'a eu de cesse d'approfondir son analyse de la pensée freudienne et de la lecture qu'en fait Lacan. Il a beaucoup apporté à la psychanalyse en puisant chez les philosophes une méthode et des bases de réflexion qu'il a su appliquer à l'enrichissement de la psychanalyse.

Démission

Au cours des années 1990, la question des droits de l'homme et du rapport des institutions psychanalytiques avec les dictatures allait refaire surface dans la vie de René Major. Toujours profondément engagé, René Major occupait depuis mars 1986 la présidence de la Société internationale d'histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse, remplaçant Jacques Postel qui en avait été le président-fondateur en 1981. Qu'une telle société existe est déjà dérangeant en un certain sens, puisque, comme chacun le sait depuis Freud, l'homme aime bien oublier, ou du moins, ne se souvenir que de ce qui est conciliable avec une certaine image de lui-même.

La présence de René Major à la direction d'une telle société a certes dû faire sourciller certains de ceux qui l'avaient affronté dans les luttes épiques qu'il avait menées au sein de l'Institut. D'ailleurs, un second organisme avait été mis sur pied en 1985, l'Association internationale d'histoire de la psychanalyse, sous les auspices de l'Association psychanalytique internationale, pour éviter qu'un groupe puisse monopoliser l'interprétation du passé du mouvement psychanalytique.

Très intéressé par l'histoire, appuyé par ses inséparables amis Élisabeth Roudinesco et Jacques Derrida, René Major organisa plusieurs colloques, conférences ou séminaires, parfois en conjonction avec ses tâches au Collège international de philosophie, examinant diverses questions reliées à l'histoire de la psychanalyse et, de façon plus vaste, à l'histoire de la folie et de son traitement.

En juin 1994, par exemple, la Société internationale d'histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse organisa avec le Freud Museum de Londres et des collègues de la British Psycho-Analytical Society deux journées de congrès autour du titre " Memory - The Question of Archives " au cours duquel le trio français Major-Roudinesco-Derrida y alla de contributions très remarquées et appréciées.

Toutefois, en décembre 1996, René Major en vint à poser un geste dont il s'était abstenu, même au plus fort de ses querelles l'opposant à certains collègues de la Société psychanalytique de Paris. Dans une lettre ouverte adressée au Docteur Horacio Etchegoyen, alors président de l'Association psychanalytique internationale, lettre qu'il signe du titre de président de la Société internationale d'histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse, René Major démissionne de l'IPA et, par le fait même, de la Société psychanalytique de Paris, pour un ensemble de raisons qui méritent un examen plus complet.

Le lecteur se rappellera que René Major s'était personnellement impliqué au cours des années soixante-dix dans l'affaire concernant la pratique de la torture par un psychanalyste en formation au Brésil et l'attitude des instances psychanalytiques locales et internationales. Depuis, les événements avaient suivi leur cours.

À compter du début des années quatre-vingt, avec le déclin de la dictature au Brésil, des témoignages et des révélations accablantes, puis des aveux à faire frissonner, dépourvus de honte ou de regrets de la part du fameux docteur Lobo, le psychanalyste tortionnaire, relancèrent le débat quant à ces événements. De nombreux comités et commissions d'enquête, provenant de diverses instances déposèrent des rapports qui donnèrent lieu à des déclarations officielles. Toutefois, alors que les rapports furent généralement accablants pour certains individus et pour les institutions, les déclarations officielles, elles, firent preuve d'une extrême retenue et tendirent soit à diluer la question, soit à la contourner au point où un lecteur peu attentif n'y trouvait plus que quelques vagues énoncés vertueux.

Est-il encore nécessaire de dire que René Major n'allait pas se satisfaire de réactions aussi tièdes qui ont pour effet d'atténuer la portée, voire nier des faits historiques importants? C'est dans ce contexte qu'il adressa sa lettre ouverte à Horacio Etchegoyen, quelques mois après que ce dernier eut donné son accord à une sorte de position officielle de l'IPA qui, après avoir rappelé certains faits, formule trois conclusions assez surprenantes : d'abord que la Sociedade Psicanalitica do Rio de Janiero a suivi des procédures légalement correctes; ensuite, que cette même société doit continuer à améliorer son niveau scientifique et ses principes éthiques; et finalement, que le groupe Pro-Ética (groupe de démissionnaires protestant contre le manque de rigueur éthique dans le traitement de cette affaire) était assuré du support de l'IPA si jamais il manifestait l'intention de rejoindre le giron institutionnel.

La lettre ouverte de René Major, sous des dehors cordiaux, attaque pourtant Horacio Etchegoyen qui aurait soutenu en privé un point de vue bien plus ferme. Major conclue d'ailleurs sa lettre avec le paragraphe suivant :

Étant, pour ma part, dans l'impossibilité de soutenir une telle contradiction essentielle et un tel clivage du privé et du public sur des questions aussi fondamentales que la torture et les droits de l'homme, questions qui relèvent du droit public, je me vois dans l'obligation de vous présenter ma démission comme membre de l'Association psychanalytique internationale. ( dans : Besserman Vianna, 1997, p. 266) 

Pour éviter que ces événements ne sombrent dans l'oubli, René Major fera publier en 1997, d'abord en français puis en espagnol, un livre de Helena Besserman Vianna relatant en détail les événements de Rio, retraçant les échanges de lettres et les diverses rencontres officielles ou discrètes ayant eu lieu lors des événements et dans les années qui s'étaient écoulées depuis. Intitulé " Politique de la psychanalyse face à la dictature et à la torture ", le livre porte le sous-titre évocateur de " N'en parlez à personne ", ce qui donne une idée assez juste de son contenu.

René Major, à qui Helena Besserman Vianna avait donné pleins pouvoirs dans la gestion de la publication française de son livre, a tenu à fournir un dossier aussi complet que possible, incluant en appendice de nombreux documents et insistant pour que certains personnages impliqués dans cette histoire puissent donner leur propre version des faits. Ainsi, Serge Lebovici, président de l'IPA au moment de l'affaire, et qui se voyait passablement malmené dans le récit de l'auteur, eut l'occasion d'inclure au livre un mémorandum d'une dizaine de pages permettant d'expliquer sa position.

Il semble bien que pour René Major, cette déception face aux institutions officielles prenait la suite des démêlés qui l'avaient opposé aux éléments plus conservateurs de l'Institut de formation près de vingt ans plus tôt. Dans sa lettre de démission à Etchegoyen, il évoque d'ailleurs l'affrontement au cours duquel Lebovici avait tenté en vain d'obtenir son exclusion de l'Institut. Il rappelle qu'à l'époque...  Je cessai néanmoins depuis de me battre contre les moulins à vent pour me consacrer, plus sereinement, à mon travail pratique et théorique. ( in : Besserman Vianna, 1997, p. 264)

Il ajoute :

Je reviens aujourd'hui aux moulins à propos de la sombre affaire de Rio qui a pris, à juste titre, une dimension internationale. ( in : Besserman Vianna, 1997, p. 264)

Se représenter René Major en une sorte de Don Quichotte moderne de la psychanalyse est une image étonnante mais qui évoque bien certains aspects du rapport qu'il entretient avec les institutions. 

Les États Généraux 


Désormais positionné à l'extérieur des institutions psychanalytiques, René Major poursuivit sa démarche entreprise au temps de Confrontation avec une vigueur renouvelée. Dès 1997, avec ses plus proches collaborateurs, il s'attaque à un projet gigantesque : convoquer des États généraux de la psychanalyse pour l'an 2000.

À compter du moment où il s'est investi dans l'organisation de ces États généraux, René Major s'est lancé dans une tournée mondiale visant à promouvoir cet événement. Son périple l'amena à donner des conférences dans plusieurs pays dont la Grèce, l'Italie, le Brésil, l'Argentine en plus de le ramener au Québec, à ses origines. Ce sont essentiellement ces conférences qui fourniront la matière première du livre qu'il publia en 1999 sous le titre de " Au commencement, la vie la mort ".

L'examen du contenu de ce livre donne certaines indications de la tangente que René Major souhaitait donner aux États généraux de la psychanalyse. Alors que l'extra-territorialité dans laquelle il se trouvait depuis sa démission de l'IPA et son initiative d'un appel pour des États généraux de la psychanalyse propulsent René Major dans un rôle de chef de file de ce que l'on pourrait nommer " la marge ", il est clair, malgré les intentions que certains ont pu lui prêter, qu'il n'a pas cherché à simplement amener la création d'une nouvelle institution.

En faits, foncièrement déçu par les institutions, tant du côté de l'IPA que chez les lacaniens, qui lui apparaissent toutes plus ou moins indignes de se dire " psychanalytiques ", René Major propose plutôt un retour aux fondements de la pensée freudienne et à la grande découverte de l'inconscient, si bien que les États généraux se doivent d'être conçus comme une suite logique de la démarche qui sous-tend l'ensemble de son œuvre : la rigoureuse prise en compte des enseignements de la psychanalyse quant au statut du sujet.

Il n'est dès lors pas étonnant que le contenu des conférences préparatoires aux États généraux, regroupées dans le livre " Au commencement ", propose un recentrement sur l'essentiel du message freudien plutôt qu'un plaidoyer en faveur d'un quelconque renversement de pouvoir.

Dans l'avant-propos au livre, René Major situe clairement le lecteur :

C'est à un travail de l'aporie comme telle que l'analyse convie. Car le sujet appelé à l'existence, au-delà de tout ce qui est pour lui appris, convenu et répété, ne peut apparaître qu'en désistant de ce qu'il pense vouloir dire sans pour autant se désister de ce qu'il pourra être amené à dire. (Major, 1999, page 10)  Il conclut cette présentation du livre par les lignes suivantes qui, tout en expliquant le sens du sous-titre qu'il a choisi, n'en seront pas moins déroutantes pour un lecteur peu familier avec son œuvre :  Mais l'oxymore est au cœur de ce que rencontre la psychanalyse et de ce qu'elle vit comme l'alliance des contraires : l'impitoyable sympathie, l'amicale férocité, la familière étrangeté. En un mot : la vie la mort. (Major, 1999, page 11)

L'aporie, l'oxymore, c'est bien dans ces eaux troubles que se situe l'œuvre de René Major. Son travail de penser s'appuie sur une écriture qui emprunte à différents styles, tentant de saisir ce qui échappe comme de dégager ce qui a été cerné.

Dans un tel contexte, les États généraux deviennent surtout une occasion de remettre en questionnement une théorie toujours menacée d'être transformée en doctrine et une méthode qui risque de se transformer en technique. Pour René Major, c'est surtout là que se situe la crise de la psychanalyse. Le projet est certes ambitieux et même un peu utopique mais il est à la mesure de ce Don Quichotte de la psychanalyse. C'est ce qui a fait dire à Pierre Marie que René Major parle d'une " psychanalyse toujours à venir " (Marie, 2000).

L'appel pour des États généraux de la psychanalyse reçut un accueil qui varia en fonction des intérêts des différents groupes et selon les régions. La réponse la plus enthousiaste provint probablement de l'Amérique du sud où René Major est très apprécié depuis ses prises de positions courageuses contre les dictatures à la fin des années soixante-dix. Ailleurs, la réponse fut variable, comme on peut s'en douter, en raison, entre autres, des réactions des institutions officielles qui voyaient d'un œil méfiant ces remises en question se tenir hors de leurs murs.

Les États généraux de la psychanalyse réunirent du huit au onze juillet 2000 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne plus d'un millier de participants provenant de plus d'une trentaine de pays. Pendant quatre jours eurent lieu des discussions animées et ouvertes, avec leurs inévitables moments de tension et d'apaisement, leurs envolées et leurs égarements. La grande conférence de Jacques Derrida sur la cruauté (Derrida, 2000) fut un moment fort de ce rassemblement.

Quel bilan peut-on tirer de cet événement majeur? L'ampleur et les ambitions du projet nous forcent à rester prudent. Les discussions furent riches mais il est trop tôt pour en évaluer les retombées sur l'avenir de la psychanalyse. Alors que s'annonce une nouvelle rencontre prévue pour 2003 à Rio de Janeiro, nous pouvons seulement avancer avec certitude que René Major a encore réussi avec brio ce qu'il fait depuis déjà de nombreuses années : donner la parole et faire circuler des idées et des théories a priori étrangères les unes aux autres.

Le lecteur aura probablement remarqué que dans la présentation de la carrière et de l'œuvre de ce psychanalyste " québécois " il fut bien rarement question du Québec. D'ailleurs, à moins de se cantonner dans un chauvinisme aveugle, on doit constater qu'il y a bien peu de " québécitude " chez René Major. Bien qu'il ait été présent dans les revues psychanalytiques québécoises, Interprétation, surtout, et plus récemment Trans et Filigrane, ses liens professionnels avec son pays d'origine, au-delà de certaines amitiés, sont assez ténus. Au fil des trente dernières années, il n'a fait que quelques conférences à Montréal, à la Société psychanalytique de Montréal, à l'Association des psychothérapeutes psychanalytiques du Québec et dans certains hôpitaux. Ses activités (si nombreuses) ont surtout pour cadre l'Europe et l'Amérique du sud et à peu près rien dans ses œuvres écrites n'évoque son pays natal et ses particularités.

Plus français que québécois René Major ? À quoi bon se poser une telle question? On aimerait croire que tel ou tel trait de sa personnalité qui nous plait bien parle un peu de nous tous, sa préoccupation de donner la parole peut-être ou son petit côté chevaleresque qui lui fait affronter les machines institutionnelles. Pourtant, force est d'admettre que si René Major s'est consacré à donner la parole, il a toujours su la prendre aussi en son nom propre, non pas en tant que québécois ou français, directeur ou organisateur, mais simplement en tant qu'analyste.

Juste pour cela il méritait déjà d'avoir sa place dans cette série de textes.



René Desgroseillers
685 décarie suite 305
st-laurent (québec)
h4l 5g4

Printemps 2002


Références

Besserman Vianna, H. (1997). Politique de la psychanalyse face à la dictature et à la torture. N'en parlez à personne , Paris, L'Harmattan. 

Derrida, J. (1981). Géopsychanalyse, dans Psyché. Inventions de l'autre, Paris, Galilée, 1987, p. 327-352..

Derrida, J. (2000). États d'âme de la psychanalyse. Adresse aux États Généraux de la Psychanalyse , Paris, Galilée.

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D'autres grands noms de la psychanalyse seront abordés en cours d'année
   Il est fréquent de constater que pour plusieurs personnes le corpus analytique semble se limiter au texte des œuvres de Freud. Pourtant, dès les débuts de son travail, Freud. a été entouré de plusieurs collaborateurs. Certains ont élaboré des œuvres faisant preuve d'une pensée créatrice et originale qui, tout en s'inscrivant dans l'héritage freudien ont su s'aventurer sur des terres nouvelles ou ont pu examiner sous d'autres angles des questions ayant déjà fait l'objet de diverses élaborations. Nous vous proposerons chaque mois de brefs portraits des personnages marquants de la psychanalyse.
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