A la télé,
dans la pub, au cinéma, les images de violence, de pornographie, d'horreur, de
guerre sont omniprésentes. Avec quels effets sur nos enfants?
Rencontre avec le psychanalyste Serge Tisseron
«Enfants sous influence: les écrans
rendent-ils les jeunes violents?» C'est sous ce titre que le psychanalyste
Serge Tisseron a publié une enquête de trois ans conduite à la demande du
Ministère de la culture français. Il est également l'auteur d'Y a-t-il un
pilote dans l'image? et voici qu'il vient de publier chez Odile Jacob "Les
bienfaits des images". Est également attendue début juillet, chez Les Empêcheurs
de penser en rond, la réédition du "Bonheur dans l'image". Tout cela
pour dire que Serge Tisseron s'est longuement penché sur un sujet qui ne peut
que préoccuper les parents d'aujourd'hui.
Qu'ils aient de jeunes enfants ou des ados, les parents, avec un sentiment
d'impuissance, s'interrogent: violence extrême de certains films et jeux vidéo,
scènes de pornographie surgissant à l'occasion d'un zapping, publicités
ambiguës placardées sur les murs de nos villes, guerre et bombardements à l'écran,
tout cela reste-t-il sans effets sur nos enfants? Et si effets il y a, que
pouvons-nous faire?
Serge Tisseron, suffit-il que les
parents parlent avec leurs enfants des images violentes qu'ils voient?
Non. Ce qui compte, c'est de parler
avec eux, non pas simplement de ce qu'elles représentent, mais des émotions
qu'elles provoquent en nous. D'autant plus que les images peuvent susciter des réactions
très différentes selon les individus. Le premier pas, c'est donc d'identifier
ce qu'on ressent, puis de tenter de partager ses impressions avec les autres.
»Un adulte peut-être horrifié par
la vision d'un cadavre, alors que le petit enfant le sera par un ours en peluche
abandonné sur un tas de gravats... Tout cela doit être exprimé. C'est
d'autant plus important que les enfants, eux, ont l'impression, fausse, «qu'être
grand», c'est être capable de ne rien éprouver face aux images qui pourraient
les bouleverser et les perturber...
Si les parents font mine de ne rien éprouver, l'enfant aura tendance à faire
comme eux?
Oui. Si les enfants cherchent des
images de plus en plus violentes, c'est qu'en l'absence de réactions émotionnelles
de leurs parents, ils sont poussés à aller toujours plus loin...
Prenons un film comme «Le
silence des agneaux», où l'on voit des corps écorchés vifs par un serial
killer... Les parents disent, oui mais ça, c'est de la fiction, ça n'est pas
vrai. C'est utile de faire cette distinction?
C'est utile dans l'instant. Mais la
distinction entre fiction et réalité s'estompe de plus en plus, et le rôle
des parents n'est pas de dire: n'ayez par peur, ça n'est qu'un film... Ni, face
à des images de guerre et de mort à la TV, de se borner à constater, oui,
bon, ça c'est du vrai, et on n'y peut rien - ce qui serait parfaitement
démobilisateur.
»Non! Dans le cas de fictions comme
de scènes réelles, il faut avant tout parler de ses émotions, les partager,
les socialiser, parce que c'est ce qui permet de prendre de la distance par
rapport à l'ensemble des images que nous voyons.
On a le sentiment que les images sont beaucoup plus violentes qu'autrefois.
Pas forcément. Si vous montiez bout
à bout les dix secondes les plus violentes des films de Walt Disney, de Bambi,
de Blanche Neige, vous arriveriez à un montage ultra-violent, à vous faire péter
les plombs! En revanche, le rythme des images, lui, fait de plus en plus
violence. Des plans qui durent une ou deux secondes! des couleurs très flash!
des scénarios ultra-rapides! Bref, un ensemble de stimulis qui collent sans
transition l'une à l'autre des émotions très vives: plaisir, jouissance,
peur, angoisse, colère, dégoût, sans laisser le temps de respirer ni de
penser.
»Je crois qu'à cet égard, chaque
matin en arrivant à l'école, on devrait proposer aux élèves des ateliers de
«débriefing», dans lesquels on les amènerait à donner du sens aux images
qu'ils viennent de voir, et aux émotions qu'ils ont éprouvées. Mais
attention, non pas en partant des images que les enseignants jugent importantes,
mais de celles que les enfants eux-mêmes ont trouvées bouleversantes.
Finalement, qu'est-ce qui a
changé dans le domaine de la violence visuelle.
Ce qui a changé, c'est qu'elles
nous prennent par surprise, qu'on ne peut plus s'y préparer. Autrefois, la
maman pouvait prévenir que telle ou telle scène de Bambi serait difficile...
»Aujourd'hui, non. Quand vous
zappez à la TV, des scènes de violence ou de pornographie peuvent vous tomber
dessus sans crier gare, sans que vous y soyez préparés émotionnellement ni
que la distinction fiction/réalité opère.
»Quand, le 11 septembre 2001, de
jeunes enfants découvrent les images des Twin Towers s'effondrant, ils peuvent
croire être tombés sur un film catastrophe. Les parents aussi d'ailleurs,
jusqu'à ce qu'ils découvrent dans un coin de l'écran un sigle - Euronews ou
CNN - leur indiquant qu'il s'agit en fait d'images d'actualité. D'où
l'importance croissante qu'il y a à sourcer les images, très visiblement et de
façon continue.
Si la violence réside dans la surprise, que peuvent les parents?
Je pense qu'il faut dorénavant préparer
les enfants à tout voir - en espérant que cela ne sera pas le cas. Il faut
leur dire que certaines choses qu'ils risquent de voir pourront les bouleverser,
et ainsi les déculpabiliser à l'avance. Parce que souvent, découvrant par
exemple une scène de pornographie, les enfants n'oseront même pas en parler à
leurs parents, se sentiront fautifs d'avoir vu ça...
Quels effets provoquent les images porno sur les enfants?
Cela dépend. Jusqu'à 6, 7 ans,
quand il voit une séquence porno, l'enfant imaginera non pas lui-même mais ses
parents dans la situation des protagonistes. Et ce sera un choc, parce qu'il se
dira: c'est complètement dégueulasse! c'est comme ça que j'ai été conçu,
mes parents ne se préoccupaient pas du tout de moi.
»Au-delà de 7 ans et jusqu'à
l'adolescence, l'enfant croit que ce type d'images va lui dire comment s'y
prendre, lui. Dans les années 50 et 60, quand les enfants voyaient un baiser au
cinéma, ils se demandaient «si on mettait la langue», «si on respirait ou
pas en s'embrassant»...
»La pornographie aujourd'hui joue
le même rôle d'initiation sexuelle, mais c'est beaucoup plus aliénant. Parce
qu'elle ne laisse plus aucune place à la métaphore, à la symbolisation: elle
prétend résumer la sexualité à ce qu'elle nous en montre, et ne permet pas
au jeune de comprendre qu'il aura à construire sa propre relation sexuelle -
dans son unicité - avec sa ou son partenaire.
Reste que les parents n'ont
aucune contrôle.
Les parents doivent accepter
aujourd'hui de ne plus avoir aucun contrôle sur ce que leurs enfants voient. Il
leur faut savoir que, des images porno, leurs enfants en ont vu ou en verront.
C'est pourquoi ils doivent prendre les devants. Dire à leurs enfants que, s'ils
en ont vu, ils connaissent en effet un aspect qui existe, mais qu'ils en
ignorent bien d'autres. Donc, ouvrir le dialogue, de façon préventive,
dirais-je.
Quid de la publicité? Là aussi,
il y a violence.
L'érotisme frisant la pornographie
y est omniprésent. Tout le monde a vu, sur les murs de sa ville, cette publicité
pour une marque de lunettes où l'œil d'une femme, présenté verticalement, évoquait
fortement un sexe féminin. J'ai fait une enquête. Dès l'âge de 4, 5 ans, des
enfants étaient très troublés, ils avaient tendance à y voir ce qu'ils
appelaient «un trou des fesses», sans savoir ce que c'était exactement. Ils
se sentaient excessivement mal à l'aise, avec l'idée que le monde des adultes
est trouble.
"Quand, au détour d'une rue,
vous tombez sur une pub aussi ambiguë que celle-là, il faut prendre
l'initiative de partager son ressenti, dire à l'enfant par exemple: tu as vu
cette pub! dis-donc, qu'est-ce que c'est que ça? un œil, ou quoi? c'est
bizarre, on a l'impression qu'en même temps, c'est autre chose. A ce moment-là,
l'enfant se sent autorisé à parler de ce qui le trouble, et il peut surmonter
son malaise.
"Les parents peuvent aussi
faire comprendre que ce genre d'images reflète peut-être des choses qui
existent vraiment mais qu'elles ne relèvent pas de la norme même si elles s'étalent
partout. L'enfant alors se sentira libre par exemple de dire: oh là là, dis
donc, moi je n'aimerais pas me faire piétiner comme dans cette pub par les
talons aiguilles d'une dame!...
Pourquoi ne pas interdire purement et simplement ce genre de pubs?
Non, des commissions existent déjà.
La véritable solution n'est pas en amont des images, dans leur contrôle, mais
en aval, dans leur réception. Tout un travail doit être fait: par les parents,
par l'école, et même par les chaînes TV. Par exemple, quand on donne aux
enfants le making off de Buffy et les vampires, ça les aide à comprendre
comment les images sont fabriquées - ils adorent apprendre ça! - du même
coup, ils prennent de la distance par rapport à ce qu'ils voient.
En 2002, une étude de la revue «Science» démontrait que les enfants
regardant quotidiennement la TV pendant plus de trois heures devenaient
statistiquement plus violents que ceux qui la regardaient moins.
Tout à fait. C'est la première étude
indiscutable. On a suivi des enfants sur une période de dix-sept ans! Tous
programmes confondus, fiction, pub, actualités, elle montre que les enfants, à
partir de 5 ans, passant plus de trois heures quotidiennement devant la TV,
avaient plus de risques que les autres de devenir violents à l'adolescence ou
à l'âge adulte.
»Il faut toutefois rebondir sur
cette étude, et se poser cette question: pourquoi, parmi ces enfants en quelque
sorte «promis» à la violence par l'importance de leur consommation télévisuelle,
certains deviendront tout de même moins violents que d'autres? Là, on
s'apercevra qu'entrent aussi en jeu des facteurs correctifs, qu'il faudrait
savoir développer: à consommation télévisuelle égale, un enfant qui grandit
dans une famille où les parents sont attentifs à lui subira moins d'effets négatifs
qu'un enfant régulièrement malmené verbalement par ses parents.
»Cela veut dire qu'on doit
apprendre à introduire ces facteurs correctifs, et qu'il est urgent d'y
sensibiliser les parents, plutôt que de leur laisser croire qu'il y aurait une
sorte de fatalité des images.
|