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 Transmettre la transmission
Transmettre la transmission
de Bernard GOLSE
Le concept de trans-générationnel est un concept qui nous vient en fait des systémiciens qui l'ont utilisé bien avant que les psychanalystes ne s'en emparent, ceux-ci l'ayant d'abord considéré comme peu psychanalytique car renvoyant davantage au champ de l'interpersonnel qu'au champ de l'intrapsychique à proprement parler.

Actuellement, ce concept fait désormais partie de la réflexion métapsychologique et il faut d'ailleurs rappeler que S. FREUD y fait lui-même allusion dès son article de 1914 sur le Narcissisme en envisageant les rapports dialectiques étroits entre l'identité groupale et l'identité individuelle du sujet, ce qui résonne aujourd'hui avec tout ce qui a pu être dit depuis quant aux processus de filiation et d'affiliation (S. LEBOVICI). On sait aussi l'aporie rencontrée par S. FREUD à propos du noyau inconscient primordial et de son rôle dans un refoulement dit originaire, aporie incomplètement dépassée par le concept freudien de"théorie phylogénétique des fantasmes originaires qui repose bel et bien, quant à elle, sur le concept de transmission trans-générationnelle. Quoi qu'il en soit, on remarquera que l'écriture de "Totem et Tabou" (1912) précède de peu, mais précède quand même, celle de l'article évoqué ci-dessus sur le Narcissisme (1914) et, si le mouvement de l'ouvre reflète quelque chose de son objet d'étude, il est alors peut-être possible d'avancer l'idée que S. FREUD donnait une petite préséance chronologique à la constitution de l'identité groupale sur celle de l'identité individuelle.

Ceci va d'ailleurs dans le sens de ce que l'on dit aujourd'hui quant à l'instauration très précoce des enveloppes groupales et l'on me permettra de citer ici P. AULAGNIER: "L'investissement de l'enfant par le groupe anticipe sur celui du groupe par l'enfant", notation qui fait écho au concept de "contrat narcissique" développé par ce même auteur et qui se situe dans le fil direct de la réflexion freudienne en matière de narcissisme et de transmission trans-générationnelle. Il importe sans doute de distinguer soigneusement transmission trans et inter-générationnelle, distinction qu'on doit à N. ABRAHAM et M. TOROK ainsi qu'à S. TISSERON.

La transmission trans-générationnelle se joue entre des générations à distance, souvent sans contact direct, elle s'exerce dans le sens descendant (des générations passées vers la génération présente), elle emprunte surtout les voies du langage (interdits, non-dits... ), elle correspond à une transmission reconstruite a posteriori et, comme telle, elle a été d'abord principalement étudiée par les psychanalystes d'adultes. La transmission inter-générationnelle, au contraire, se joue entre des générations au contact (parents et enfants essentiellement), elle s'exerce dans les deux sens (ascendant et descendant), elle emprunte les voies de la communication verbale et non verbale, elle peut être observée directement et comme telle elle a surtout été étudiée assez récemment par les psychiatres et les psychologues du développement et les psychanalystes d'enfants ou de très jeunes enfants.

* De De nombreuses oppositions peuvent être relevées quant aux processus de transmission.

Nous avons déjà mentionné la transmission observée et la transmission reconstruite, il y aurait aussi à opposer la transmission "en creux" ou en négatif (fondée sur des silences, des secrets ou des énigmes) à la transmission "en plein" ou en positif, la transmission maternelle ou paternelle, la transmission d'images totales ou d'aspects partiels de l'objet, la transmission structurante ou la transmission entravante... et finalement il importe de dire que tous les faits de transmission se trouvent être en réalité un enjeu du conflit ambivalentiel primaire entre pulsions de vie et pulsions de mort.

De même qu'on peut décrire un deuil développemental et un deuil pathologique, des identifications constructives et des identifications aliénantes, un traumatisme mutatif et un traumatisme délétère, un narcissisme de vie et un narcissisme de mort, une séduction initiatique et une séduction traumatique, de la même manière les processus de transmission trans ou inter-générationnelle peuvent se situer du côté des forces de liaison ou du côté des forces de déliaison. Toute la question est au fond, pour chaque sujet, de pouvoir emprunter à autrui pour se construire sans, pour autant, tomber dans l'aliénation, et la marge de manouvre est parfois très étroite.

Le but des thérapies consiste alors à redonner du jeu aux processus de transmission en permettant au sujet de recouvrer un certain degré de liberté identificatoire.

Un dernier mot enfin quant aux liens entre transmission et traumatisme.

Je soulignerai seulement la nécessité qu'il y a, pour véritablement com-prendre le traumatisme, de savoir prendre conjointement la dimensions réelle et la dimension imaginaire du trauma. C'est à ce prix-là seulement qu'on peut aujourd'hui continuer à se référer à la théorie de l'après-coup et ne pas céder aux sirènes simplificatrices du PTSD (Post Traumatic Stress Disorders) dont le succès se fonde précisément sur sa modélisation purement quantitative et linéaire des faits. Quoi qu'il en soit, les effets du traumatisme se transmettent parfois sur plusieurs générations.

LE CONCEPT DE NARRATIVITE: Ce que les bébés racontent

Tout commence par la figuration et c'est d'abord pour lui-même que l'enfant figure, ou re-figure, les évènements qu'il vient de vivre, cette re-figuration dans un après-coup immédiat ayant valeur, me semble-t-il, de pré-forme de la re-présentation mentale.
J'évoquerai pour commencer un film qui a été réalisé par l'équipe de la pouponnière de Sucy-en-Brie et que nous avons eu l'occasion d'analyser très en détail, en compagnie de G. HAAG, au sein d'un groupe de travail qui a fonctionné pendant plusieurs années (de 1992 à 1996) dans le cadre du groupe WAIMH-Francophone (World Association of Infant Mental Health) sur le thème de "l'impact de l'observation directe sur la psychanalyse et sur les psychanalystes". Ce film montre un bébé de trois mois environ, prénommé Kevin, qui est filmé chez lui et qui fait ses premières expériences sur un tapis de jeu, par terre, en dehors de son berceau.Il est sur le dos et il ne voit pas le cameraman qui se trouve assez éloigné de lui. A la fin de l'expérience, il apercevra ce cameraman mais l'expérience consiste à observer comment le bébé va vivre ce moment vécu par lui dans la solitude. Dans ces cas-là, on s'identifie toujours beaucoup au bébé et, de ce fait, on a tendance à trouver l'enregistrement un peu long et donc un peu cruel, car il existe un certain mal-être du bébé.

En même temps, nombre d'enfants rencontrent ce type d'expériences dans leur vie quotidienne, expériences qui peuvent d'ailleurs s'avérer structurantes si la tension ne déborde pas un certain seuil. L'idée est donc de voir ce qui se passe. Le bébé supporte pendant longtemps assez bien les choses, il ne pleure pas, il vocalise, il essaie de se retourner. Puis on sent le malaise monter et ce d'autant plus que Kevin ne parvient pas à mettre en jeu des manoeuvres efficaces d'auto-consolation. Tout ce que G. HAAG décrit comme une possibilité d'auto-agrippement ne marche pas: il essaie de mettre le doigt dans sa bouche, cela ne tient pas; il tente de joindre ses mains l'une contre l'autre, cela ne tient pas; il s'attrape un pouce avec l'autre main, cela ne tient pas non plus... Il cherche ainsi différentes "solutions", mais aucune ne fonctionne véritablement. Puis la mère revient, comme on le lui avait demandé, avec la consigne de passer devant le bébé qui est donc toujours sur le dos, sur son tapis de mousseLa mère passe, et le bébé la voit. Il s'agit donc, principalement, de retrouvailles visuelles (même si la mère, on le voit bien sur le film, ne peut s'empêcher aussi de lui parler un tout petit peu). Ce passage est très bref, une minute ou deux à peine, puis la mère s'en va et on voit alors, de manière tout à fait extraordinaire, fonctionner, cette fois-ci efficacement, toutes les manouvres qui précédemment s'étaient montrées inefficaces : on voit par exemple, l'enfant tâter son pouce, on voit un superbe mouvement, comme au ralenti, où il s'auto-contient tout le "museau" en enroulant en éventail ses doigts tout autour de sa bouche, on voit ses mains se joindre et demeurer bien collées quelques instants. Bref, pendant un certain temps, l'enfant arrive à (re) jouer dans son corps, dans son petit théâtre comportemental, quelque chose qui a vraiment valeur pour lui d'équivalence de la présence maternelle. Il revit ainsi dans son corps quelque chose des retrouvailles visuelles qui viennent d'avoir lieu avec sa mère, retrouvailles seulement transitoires. Mais cela ne dure pas, progressivement les choses se détériorent à nouveau et le malaise se réinstalle.

L'hypothèse de G. HAAG consiste à penser que, dans cette occurrence, le bébé met en jeu des "identifications intra-corporelles", en ce sens qu'un hémicorps (généralement le droit) serait plutôt chargé d'incarner la fonction-mère tandis que l'autre (généralement le gauche) serait plutôt chargé d'incarner la fonction-bébé avec, dans leur jonction sur la ligne médiane (au niveau des mains, des pieds ou des doigts dans la bouche), l'induction d'un vécu sensoriel et émotionnel exactement comparable à celui suscité par la réunion de la mère et du bébé dans la rencontre relationnelle qui vient d'avoir lieu (retrouvailles visuelles, dans cet exemple). Le bébé se donne donc à (re) vivre à lui-même, grâce à ces jonctions corporelles, quelque chose qu'il vient de vivre sans l'interaction mère-bébé et il vit ces jonctions, ou ces rejonctions, comme transitoirement sécurisantes.

Kevin a trois mois et il est bien entendu dans l'incapacité absolue de ressentir que ces manouvres comportementales ont valeur de symbole au sens complet du terme.Pour lui, ces manouvres ne remplacent pas la rencontre perdue comme pourrait le faire un substitut symbolique, elles sont la rencontre même, l'enfant fonctionne ici en termes "d'équation symbolique" (H. SEGAL) et il le fait sans public, pour lui-même. On se rappelle en effet que Kevin n'a pas conscience de la présence du cameraman et que cette mise en forme comportementale qui a valeur de figuration protosymbolique, correspond donc à un temps "auto" de la mise en route des processus de pensée à des fins d'auto holding psychique, de sécurisation narcissique et d'organisation progressive du monde représentationnel. Bien entendu, ce type de fonctionnement ne peut s'instaurer que sur le fond d'une vie relationnelle effective mais ce que je voulais pointer ici, c'est qu'à sa manière, le bébé se raconte donc en permanence à lui-même, et très tôt, les séquences interactives dans lesquelles il se trouve impliqué et qu'il se re-présente à lui-même au travers de son jeu corporel et comportemental. Il y a donc un temps "auto" très précoce de la narrativité, comme il y a d'ailleurs un temps"auto" pour tout, pour les pulsions de vie (narcissisme primaire) et pour les pulsions de mort (masochisme originaire) notamment. Un peu dans la même perspective, on se souvient aussi des travaux de C. ATHANASSIOU et d'A. JOUVET qui avaient bien montré comment certains bébés, observés à la crèche, parviennent très tôt à figurer dans leur corps, c'est-à-dire -si on veut bien dire les choses ainsi - à se raconter dans un après-coup immédiat les évènements qu'ils viennent d'avoir à vivre, tels que le passage d'un adulte à un autre, les séparations et les réunions.

Mais j'insisterai un peu sur l'importance des apports de l'Institut Emmi PIKLER-Lóczy à Budapest.

Un film vient de sortir cette année, réalisé par Bernard MARTINO qui avait déjà réalisé le document devenu fort célèbre: "Le bébé est une personne", et ce film intitulé: "Lóczy, une maison pour grandir" (2001) raconte l'histoire de cette merveilleuse institution dont les travaux ont été, comme on le sait, relayés en France par M. DAVID et G. APPELL. Une très grande attention y est accordée aux moments de rencontre avec chaque enfant à l'occasion des soins, des repas ou du change par exemple, mais entre ces différents moments où la nurse intervient bien entendu par la qualité de sa présence (via sa fonction contenante, sa fonction de verbalisation et sa fonction transformatrice au sens bionien du terme), l'enfant vit des moments d'activité libre dont le rôle est également extrêmement important. Il ne s'agit en rien de laisser l'enfant seul, comme certains ont pu le craindre. Il s'agit au contraire de laisser l'enfant, ou plutôt les enfants concernés, sans relation directe avec un adulte qui s'occupe alors d'un autre enfant, mais à côté de cet adulte. Et pendant ces moments d'activité libre, il est de fait très impressionnant et émouvant de voir l'enfant se livrer à un véritable travail psychique: tout se passe un peu comme s'il tentait alors, en s'appuyant sur les souvenirs de sa récente rencontre avec l'adulte, de symboliser ou de pré-symboliser ces restes mnésiques à travers la manipulation des objets mis à sa disposition, ou même de son corps propre. On a ainsi le sentiment d'assister à un authentique travail d'exploration et de créativité proto-symbolique qui, certes, permet à l'enfant de supporter la relative et transitoire distanciation psychique de l'adulte, mais qui représente aussi pour lui une tentative de mise en histoire de ses rencontres, de ses éprouvés et de ses ressentis, soit une ébauche d'inscription narrative de ceux-ci, inscription qui représente un formidable stimulus pour les processus de (pré)symbolisation précoces.

A côté de ce premier aspect des choses, les réflexions des équipes de Lóczy (et tout particulièrement autour d'A. TARDOS) ont permis de comprendre qu'à travers le style interactif que chaque enfant induit chez les adultes qui prennent soin de lui, il y a là une manière pour lui de"raconter" quelque chose de son histoire précoce. Ceci est évidemment très important à prendre en compte. L'adulte, par le biais de ce que l'enfant lui fait éprouver et qui influence son style interactif habituel, doit en effet accorder la plus grande attention à ce que l'enfant apporte dans l'interaction et qui est en fait un mixte de sa part personnelle (son équipement propre) et des traces de son histoire précoce. Cette induction répétitive de l'adulte par l'enfant a amené S. LEBOVICI à poser la question des capacités transférentielles des bébés et l'on sait le débat qui s'était instauré à ce sujet entre lui et B. CRAMER dans le champ des thérapies conjointes parent(s)-bébé.

En tant que membre du Conseil Supérieur de l'Adoption qui s'est vu, fort heureusement, récemment réanimé grâce au dynamisme et à l'action de Ségolène ROYAL (Ministre délégué à la famille et à l'enfance), je suis tout particulièrement sensible à cet aspect des choses car il me semble que les enfants adoptés nous racontent également, très souvent, quelque chose de leur histoire initiale. Bien entendu, ils ne le font pas avec des mots mais ils le font à travers leurs spécificités interactives qui sont, pour eux, un moyen de communiquer, de dire et de nous faire savoir une part de leur passé. A nous savoir les entendre en évitant le double piège de vouloir évacuer cette histoire première ou au contraire d'en faire un écran opaque s'opposant alors à la co-construction d'une nouvelle histoire avec eux. Voilà pourquoi, peut-être, il est si fréquent d'entendre les adultes dire aux bébés dont ils s'occupent : "Mais, qu'est-ce que tu nous racontes, aujourd'hui"

Ce que les bébés se racontent et ce que nous leur racontons

J'ai souvent dit que le bébé était le plus grand des philosophes, car à la fois poète et théoricien. Je voudrais montrer aujourd'hui qu'il est aussi un historien et un historien très touchant dans les efforts qu'il déploie. Après avoir évoqué comment, à leur manière, les bébés nous racontent leur histoire, nous allons voir maintenant qu'ils ont également à se la raconter à eux-mêmes et c'est ce double mouvement que désigne au fond le terme de narrativité dans la mesure où, on le sait depuis les travaux de P. RICOEUR notamment, l'être humain est un être de narration. Dans son livre intitulé "Le journal d'un bébé": D.N. STERN a tenté, de manière saisissante, en se mettant en quelque sorte dans la peau et dans le regard d'un bébé, de nous montrer tout le travail que doivent faire les enfants pour parvenir à lier entre eux les différentes expériences et les différents épisodes interactifs qu'ils vivent au fil de leur journée et qui, sinon, ne pourraient rester que des évènements successifs, indépendants, seulement juxtaposés et sans relation les uns avec les autres. C'est évidemment tout le processus de subjectivation qui se trouve ici convoqué car, sans le sentiment d'une certaine continuité d'exister (D.W. WINNICOTT) en tant qu'individu séparé et différencié, il n'y a pas de fil rouge qui puisse être repéré comme reliant les différents épisodes d'une journée. Autrement dit encore, ce qui peut relier tous ses épisodes, c'est le sentiment du sujet d'être toujours lui-même tout au long d'un laps de temps donné, et ceci implique l'instauration du narcissisme primaire. Selon D.N. STERN, la réalité psychique du bébé peut se découper en une succession d'unités temporelles, une succession de "maintenant" qui sont éprouvés par lui de manière indépendante et qui comportent chacun leur dynamique propre d'un point de vue qu'on pourrait dire presque phénoménologique.

D'où l'idée d'enveloppe proto-narrative développée par cet auteur et qui représente au fond l'unité de base de la réalité psychique infantile préverbale. Il s'agit d'un concept issu des travaux de K. NELSON (représentations d'évènements), de J.M. MANDLER (schémas d'évènements) et de R.C. SHANK et R. ABELSON (scripts) mais qui se voit ici précisé avec son orientation vers un but (désir), sa structure de type narratif (ligne dramatique), sa hiérarchisation et sa structure temporelle. C'est cette enveloppe proto-narrative qui va permettre à l'enfant de repérer des invariants au travers des répétitions interactives, représentations qui vont s'inscrire dans sa psyché sous la forme de représentations analogiques (représentations d'interactions généralisées) et qui vont concourir à l'émergence d'un Soi verbal vers l'âge de dix-huit mois (après les instaurations successives du sens d'un Soi émergent entre zéro et deux mois, du sens d'un Soi noyau entre deux et sept mois, et du sens d'un Soi subjectif entre sept et dix-huit mois). On voit ainsi que le sens d'un Soi verbal s'enracine dans la mise en place des schémas-d'être-ensemble ("weness" des auteurs anglo-saxons), dans le partage d'affects et d'émotions et enfin dans le repérage d'épisodes interactifs spécifiques ou généralisés, ce sens d'un Soi verbal offrant à l'enfant la possibilité, non immédiate, de se "raconter" à lui-même sa propre histoire quotidienne. René DIATKINE avait, dans une perspective quelque peu différente, proposé un modèle de la narrativité de l'enfant en lien avec la "capacité de rêverie" de la mère (W.R. BION). On se souvient en effet de sa théorie des traumatismes précoces fondée sur un renversement des deux temps du traumatisme, mais sur le fond du maintien de la théorie de l'après-coup. Pour ce qui nous intéresse ici, rappelons seulement que selon R. DIATKINE, pour le bébé "la succession des expériences crée une situation nouvelle: quand on répète une même expérience, deux fois, trois fois... l'expérience n°2 n'est pas identique à la n°1, l'expérience n°3 à la n°2, etc., ce qui permet d'établir des courbes d'évolution."

D'où toute une série d'éprouvés et de ressentis successifs mais disjoints dans le vécu de l'enfant, et c'est alors la capacité de liaison de la psyché maternelle qui va d'abord aider l'enfant à tirer un fil lui permettant de les associer en un tout continu et cohérent. Dans ce modèle, le rôle de l'environnement est donc essentiel dans l'émergence progressive chez l'enfant d'une aptitude propre à la liaison et à la narrativité dans la mesure où il va devoir faire sienne peu à peu cette aptitude qui lui est d'abord offerte, si tout se passe bien, par les modalités du fonctionnement psychique de sa mère. Il s'agit donc pour lui d'intérioriser une mère non seulement suffisamment contenante et transformatrice mais aussi une mère elle-même suffisamment narrative, et ceci renvoie de fait à l'intériorisation d'une mère suffisamment continue. C'est à la fin du premier semestre que, selon R. DIATKINE, a lieu un saut qualitatif qui va permettre à l'enfant d'organiser la dramatisation nécessaire pour élaborer l'hypothèse que, s'il ne voit pas sa mère, c'est qu'elle est ailleurs et c'est alors le début de tout ce qui va suivre, c'est-à-dire le début d'une capacité narrative propre à l'enfant et qui le rend désormais capable de lier entre elles, dans son esprit, des expériences initialement vécues comme indépendantes. Il y a donc là un modèle interactif de l'accès à la continuité. Des liens étroits existent entre la narrativité et la qualité des liens d'attachement, ce qu'a montré M. MAIN à qui l'on doit la mise au point de l'Adult Attachment Interview (AAI). On sait que cet AAI permet d'établir une certaine typologie des schémas d'attachement chez l'adulte, ou plutôt une typologie des représentations que l'adulte se fait de ses schémas d'attachement précoces et que la cotation des réponses à ce questionnaire relativement lourd prend justement en compte, non seulement le contenu des réponses, mais aussi la cohérence et la fluidité du discours, soit les spécificités de l'énonciation et de la narrativité.

Chez l'enfant, on dispose maintenant d'un certain nombre d'outils comme if les histoires à compléter" qui permettent également de caractériser les schémas d'attachement précoces par l'analyse de la manière dont l'enfant va construire une histoire à partir d'un scénario qui lui est proposé avec un matériel assez voisin de celui du scéno-test. Le scénario de départ est souvent constitué par une mini-catastrophe (l'enfant tombe du rocher, l'enfant renverse son sirop, les parents partent en voyage... ) et la méthodologie de cotation prend, là aussi, en compte le contenu et le type de récit, soit l'énoncé et l'énonciation. Quel que soit l'âge, ce qu'il importe donc de retenir, c'est les corrélations qui existent entre la narrativité et le type des schémas d'attachement, ce qui revient à dire que le Soi verbal ou narratif s'enracine en partie dans la sécurité des procédures d'attachement mais aussi que la sécurité ultérieure dépend de la qualité de la narrativité et de la verbalisation. Ceci justifie d'une manière renouvelée toute la pratique des psychothérapies dont le but ultime est souvent la mise en histoire de la biographie, c'est-à-dire l'élaboration d'une histoire qui puisse donner force et cohérence au vécu du patient, à défaut de reconstituer l'histoire événementielle précise qui ne peut le plus souvent qu'échapper aux divers efforts reconstructifs. Finalement, la grande question du bébé - et qui concerne sa mère - pourrait s'énoncer de la manière suivante: "Est-ce qu'elle est comme d'habitude ?"

Comme on le voit, plus que la problématique de l'absence et de la présence, c'est ici celle de l'écart à laquelle le bébé se trouve confronté. Au fil des interactions, l'enfant se construit une représentation moyenne du style interactif de sa mère (plus ou moins uni ou transmodal, plus ou moins immédiat ou différé, plus ou moins atténué ou amplifié), il inscrit également dans sa psyché une moyenne des réponses maternelles en termes d'attachement et lors de chaque nouvelle rencontre interactive avec elle, il va alors mesurer l'écart entre la réponse maternelle présente et ces représentations moyennes qu'il s'est forgées d'elle. Si la mère n'est pas comme d'habitude (parce qu'elle est anxieuse ou déprimée, par exemple) le bébé se trouve alors introduit à la tiercéité puisque mieux vaut incriminer un tiers que lui-même à l'origine de ces modifications maternelles. Comme on le voit, c'est bien de narrativité dont il s'agit encore, dans la mesure où cette prise en compte de l'écart a valeur, pour le bébé, de construction d'une ébauche d'histoire de ses interactions précoces.

Le besoin d'une histoire

Pour se construire, pour naître et pour grandir, même les bébés ont besoin d'une histoire et pas seulement d'une histoire biologique ou génétique, mais d'une histoire qui soit aussi une histoire relationnelle. S. LEBOVICI a beaucoup insisté sur le concept de"mandats transgénérationnels inconscients" qui orientent la construction du monde représentationnel de l'enfant et sur la dialectique étroite qui s'instaure entre la filiation et l'affiliation. S'inscrire dans sa double filiation maternelle et paternelle permet de s'affilier à son groupe familial, mais trouver sa place dans la synchronie familiale permet aussi de se situer dans la diachronie et dans l'histoire du groupe. C'est donc toute la question des processus inter et trans-générationnels qui se trouve ici posée avec les deux grands corpus théoriques qui essayent aujourd'hui d'en rendre compte, à savoir l'interaction fantasmatique et tous les acquis de la métapsychologie d'une part, et la théorie de l'attachement d'autre part. C'est probablement l'accordage affectif ou harmonisation des affects (D.N. STERN) qui représente le candidat actuellement le plus plausible au rôle de véhicule et de support de l'interaction fantasmatique, tandis que les modèles internes opérants (working internal models de I. BRETHERTON) sous-tendent la conceptualisation de la transmission psychique dans le cadre de la théorie de l'attachement. Dans tous les cas, il s'agit d'emprunter à autrui pour se construire sans tomber dans l'aliénation, c'est dire en préservant un degré de liberté suffisant pour que le sujet puisse se déployer sans se laisser étouffer ou paralyser par des mandats trans-générationnels trop lourds ou par des projections parentales par trop contraignantes (B. CRAMER et F. PALACIO-ESPASA). La manière dont l'enfant résiste à certains de ces mandats et de ces projections définit au fond un part de sa résilience et ainsi nous apparaît désormais l'enfant, historien de l'histoire qu'il contribue lui-même à écrire.

LES DIFFéRENTS TYPES DE THéRAPIES CONJOINTES

1) Les techniques de thérapies conjointes parent(s)/ bébé se sont beaucoup développées au cours des dernières années.

Différents modèles ont pu en être proposés : A. DOUMIC-GIRARD insistait sur la régression en présence d'un tiers et sur la réparation des "temps manqués" de la relation primordiale. Le concept de réparation ne se trouve plus tellement, aujourd'hui, dans l'air du temps mais A. DOUMIC pensait que, pour une mère et son enfant, l'opportunité de pouvoir jouer librement en présence et sous le regard d'un tiers était susceptible de favoriser grandement la régression et, ce faisant, de les aider à repasser en quelque sorte par les différentes étapes qui avaient pu être ratées au sein de leur relation et de leur histoire commune précoces (P. MALE, A. DOUMIC-GIRARD et coll.). D.W. WINNICOTT travaillait principalement sur la mise en relation des différents systèmes préconscients. Le ressort essentiel de sa pratique avec les mères et les bébés passait par le fait de se proposer lui-même comme un "objet transitionnel" pour la dyade mère-enfant en référence à ses positions théoriques bien connues quant à la dynamique des systèmes inconscients et préconscients.

C'est donc la perspective d'une différenciation extra psychique douce et ménagée qui se trouvait, pour lui, essentiellement visée. S. LEBOVICI tentait de dégager les différents "mandats trans-générationnels inconscients" qui peuvent venir entraver la liberté du déploiement du self de l'enfant. A la fin de sa vie, il recourait avec force aux concepts "d'énaction" ou "d'enactment", concepts d'une grande richesse et qui n'ont rien à voir avec la question du passage à l'acte mais bien plutôt avec celle de la mise en corps de l'émotion comme préalable à la compréhension empathique et intuitive d'une situation clinique. D'où sa référence fréquente à la notion"d'empathie métaphorisante" qui se trouvait former le vif de sa pratique des thérapies conjointes. S. LEBOVICI proposait habituellement deux ou trois séances relativement longues avec les parents et l'enfant dans le but de dévoiler et de clarifier les différents mandats trans-générationnels inconscients pesant sur le développement de l'enfant et l'entravant dans son déploiement. Ceci était censé offrir à l'enfant et à ses parents un plus grand degré de liberté par la remise en circulation d'un matériel inconscient jusque-là figé.

A la Tavistock Clinic de Londres, D. DAWS et toute l'école post-kleinienne utilisent le groupe parent(s)- thérapeute(s)-enfant comme un appareil psychique collectif susceptible de faire fonctionner une certaine "capacité de rêverie" (W.R. BION) collective qui représente le mécanisme principal de contenance et de transformation des productions psychiques de l'enfant et notamment de ses éléments "bêta". L'objet groupal est constitué par le bébé, ses parents et par les co-thérapeutes qui laissent se dérouler une conversation non directive au cours de laquelle émergent progressivement les fantasmes et les reconstructions qui se sont organisés autour des symptômes de l'enfant. B. CRAMER et F. PALACIO-ESPASA ont proposé un modèle détaillé et approfondi des thérapies mère- enfant dans le cadre d'interventions dites brèves.

Deux points sont essentiels pour eux : d'une part, la nature des projections parentales sur l'enfant et d'autre part, le concept de "séquences interactives symptomatiques" susceptibles de représenter, de figurer, de "matérialiser" en quelque sorte la conflictualité psychique au niveau du corps ou du comportement de l'enfant. Certaines des projections parentales sont absolument nécessaires, structurantes et physiologiques (projections annexantes) tandis que d'autres sont trop intenses ou qualitativement anormales, violentes, destructrices et alors capables de venir gauchir, infléchir, entraver ou contraindre le développement de l'enfant (projections aliénantes). La clarification ou l'élucidation de ces projections par le thérapeute permet ici leur réappropriation, leur réintégration psychique par la mère ce qui allège sa relation avec son enfant dont les symptômes perdent alors de leur "utilité" psycho dynamique. Ce mouvement de réappropriation psychique des projections en jeu s'accompagne souvent d'un surgissement dépressif de la mère lié à la prise de conscience de son implication dans le déterminisme des troubles de son bébé.

Une typologie des projections parentales a été proposée par ces auteurs allant des projections les plus névrotiques et les plus idéalisantes aux projections les plus délétères et les plus persécutives, projections qui se trouvent toujours liées, peu ou prou, aux contre identifications de la mère aux images parentales qu'elle a eues, qu'elle croit avoir eues ou qu'elle aurait aimé avoir. Rosine DEBRAY enfin, considère que l'idée même de thérapie brève est en partie fallacieuse et, en ce qui la concerne, elle utilise seulement les thérapies conjointes comme une première étape offrant l'opportunité d'inciter la mère à un travail psychanalytique personnel classique et ce d'autant que la période périnatale s'avère particulièrement plastique et propice à des remaniements plus rapides et plus profonds qu'à d'autres périodes de la vie de la femme. Il s'agit là d'une position relativement radicale et qui, à l'heure actuelle, ne se trouve pas partagée par la majorité des cliniciens. Finalement, quelle que soit la théorie personnelle de chaque auteur, quel que soit son modèle de référence, force est de reconnaître que chacun d'entre eux fait toujours plus qu'il ne dit et peut-être même plus qu'il ne croit. Tout modèle n'est au fond qu'un moyen de décrire, d'expliquer et de comprendre une expérience et une pratique données mais toute expérience est difficilement réductible à une description singulière dans la mesure où elle engage l'ensemble de la personne du thérapeute et de son fonctionnement en tant que sujet. Les réflexions d'A. WATILLON-NAVEAU semblent ici très utiles qui visent à un essai d'élaboration théorique des thérapies conjointes en référence soit au modèle du traumatisme précoce, soit au modèle d'un dysfonctionnement trans-générationnel.



 
 
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